Chroniques

par bertrand bolognesi

Bruno Maderna
Requiem

1 CD Stradivarius (2021)
STR 37180
Première mondiale du REQUIEM de Bruno Maderna (1946), chez  Stradivarius

Dans une interview de 1970, Bruno Maderna déclarait « je suis allé à la guerre, comme tout le monde – un peu d'un côté et un peu de l'autre, comme tout le monde, là aussi – et pour finir, je n’étais plus rien, j’étais un zéro, comme tous les Italiens d’alors. […] La seule chose à écrire était un Requiem pour tous ceux qui étaient morts », évoquant alors une œuvre perdue, une œuvre de 1946 que personne n’avait encore entendue. La notice fort éclairante du musicologue Veniero Rizzardi – intervenant de l’Université de Padoue, à l’initiative de plusieurs éditions d’inédits de Maderna et de Nono, cofondateur des Archives Luigi Nono (Venise) – replace cette page dans le contexte de l’après-guerre et d’une génération de musiciens qui n’a encore été en contact avec le dodécaphonisme que de très loin. À l’époque, on se penche sur la Renaissance italienne et le néoclassicisme de Stravinsky, ce qui est assez net dans ce Requiem retrouvé dans une bibliothèque new-yorkaise, selon une péripétie qu’il serait long d’expliquer ici. Bien qu’y ayant placé son ambition de créateur de vingt-six ans, Maderna, qui rencontre une autre modernité en 1948, semble avoir renoncé facilement à son vaste Requiem où l’on entend la vocalité d’Œdipus Rex (1927) comme scansions de la Symphonie de psaumes (1930)et, en partie, l’instrumentarium des Noces (1923) – les trois pianos.

Outre de richement documenter la production du jeune Maderna avant sa rencontre de l’avant-garde européenne et de la méthode sérielle, avec laquelle toujours il saura garder certaines distances, comme de témoigner du paysage musical italien depuis l’effondrement du fascisme jusqu’à l’adhésion du pays, sous la présidence de Luigi Einaudi, au plan Marshall, cet enregistrement effectué lors de la création mondiale (19 novembre 2009, Teatro La Fenice, Venise) montre l’impressionnant savoir-faire du compositeur petit-vénitien (c’est à Chioggia, à l’extrême sud de la lagune, qu’il naquit en 1920), faisant alors prouesse à travers une écriture chorale complexe, conjuguant diverses techniques de fugue et intégrant le grand souffle hérité de l’exemple verdien. Encore rencontre-t-on ici l’intérêt de Maderna pour les artistes d’autrefois, intérêt qui allait générer plusieurs transcriptions – L’Orfeo de Monteverdi (1967), s’il faut n’en citer qu’une [lire notre chronique du 15 avril 2011] –, exercice volontiers pratiqué par ses contemporains, Luciano Berio en tête.

À la tête de l’excellent Coro del Teatro La Fenice, préparé par Claudio Marino Moretti [lire nos chroniques de Tannhäuser, Lucia di Lammermoor et La sonnambula] et de son Orchestra ô combien dévoué à la résurrection de la partition, Andrea Molino, lui-même compositeur (né à Turin, en 1964), défend l’œuvre avec une précision remarquable et un sens dramatique qui en révèlent toute la puissance tellurique. À la saine autorité du chef [lire nos chroniques de Signor Goldoni, Il killer di parole et Carmen] se joint un quatuor vocal plus qu’efficace où l’on retrouve le soprano généreux de Carmela Remigio [lire nos chroniques d’Idomeneo, Il castello di Kenilworth, Anna Bolena, Ecuba, La donna serpente, Lucrezia Borgia et Medea in Corinto], le mezzo chatoyant et grand format de Veronica Simeoni [lire nos chroniques de La forza del destino, Aida et Les Troyens], le ténor idéalement incisif de Mario Zeffiri, impératif [lire notre chronique de L’opera seria] et le velours rassérénant du baryton-basse Simone Alberghini, tendre à souhait et particulièrement touchant dans le Dies Irae [lire nos chroniques de Semiramide et de La Cenerentola]. La réalisation de certains moments chambristes – comme celui, étonnement diaphane, placé au cœur du Dies Irae, par exemple – et la suavité des cordes (c’est le cas au Benedictus), de même que le lyrisme éperdu de l’Agnus Dei, vigoureusement bordé par une brève toccata pianistique, sont des atouts de taille dans la réussite de la naissance différée de ce Requiem dont on ne se lasse pas.

BB