Chroniques

par laurent bergnach

Dmitri Chostakovitch
Préludes et fugues

2 CD Signum Classics (2017)
SIGCD 396
L'Anglais Peter Donohoe joue "Préludes et Fugues Op.87" de Chostakovitch

Le 28 juillet 1750, Johann Sebastian Bach meurt à Leipzig où il gère l’organisation des églises Saint-Nicolas et Saint-Thomas depuis 1723. Deux cents ans plus tard, ambassadeur d’un régime politique qui l’étrille par ailleurs, Dmitri Chostakovitch (1906-1975) se rend dans la seconde ville de Saxe, membre du jury d’un concours de piano célébrant la mémoire du Kantor. La jeune Tatiana Nikolaïeva (1924-1993) remporte le premier prix, avec des extraits des deux cycles de vingt-quatre préludes et fugues chacun, qui forment Das Wohltemperierte Clavier (Le clavier bien tempéré). Impressionné par l’interprète et regrettant l’abandon de ce genre, le compositeur relève le défi de poursuivre la tradition. La dédicataire de l’opus 87 raconte :

« À Moscou, à son retour de Leipzig, Chostakovitch se mit immédiatement à la composition de ses Préludes et Fugues. À sa demande, je lui téléphonai tous les jours et il me demanda de venir l’écouter jouer la pièce qu’il venait d’écrire. […] Ils ouvrent un nouveau chapitre en polyphonie. On peut, si l’on écoute le cycle entier, suivre sa vaste idée d’ensemble. L’éventail des images et des caractérisations est très large : de la tragédie à l’humour, de la gaîté au grotesque » (notice du CD que la pianiste enregistra à Londres, en septembre 1990, pour Hyperion).

L’incertitude artistique de l’époque favorise la concentration de Chostakovitch sur une œuvre intimiste, libre de toute ingérence extérieure. Il entame le recueil le 10 octobre 1950 et l’achève au début de l’année suivante, le 25 février 1951. Il y adopte un format identique à ses Préludes Op.34 achevés en 1933, fait de quintes ascendantes. Dès la fin mars, Tatiana Nikolaïeva en présente une partie devant l’Union des compositeurs soviétiques, avant la création publique à Léningrad, du 23 au 28 décembre 1952.

Musicien réputé, Peter Donohoe (né à Manchester, en 1953) [lire nos chroniques des CDs Tippett et Harty] livre avec délicatesse et clarté, voire luminosité, toute une gamme de nuances qui va de l’élégie à la flamboyance. On qualifiera certains préludes de mélancolique (n°4), guilleret (n°7) ou sarcastique (n°15), tandis que certaines fugues affichent un climat parfois plus complexe : sereine galopade (n°6), gravité inquiète (n°8), solennité nostalgique (n°13), allant contrarié (n°19), et hiératisme humble (n°20). Celle qui achève le cycle se distingue par sa longueur (8’30’’), offrant une péroraison tragique, de plus en plus martelée, qui lui donne sa densité poignante.

Au jeu des références, Bach n’est pas le seul nom qui vient à l’esprit, à écouter cette mosaïque teintée de tradition profane (danse, berceuse) et sacrée (chœurs orthodoxes). On pense aussi à Moussorgski (n°3, n°24), Mahler (n°18, n°23) et Schumann (n°13), ce qui dit assez les racines romantiques de ce magnifique opus d’aspect néo-baroque.

LB