Chroniques

par bertrand bolognesi

Esteban Buch
Playlist. Musique et Sexualité

Éditions MF (2022) 310 pages
ISBN 978-2-37804-053-6
"Playlist. Musique et Sexualité", un essai d'Estebán Buch paru aux Éditions MF

Qu’écoutent donc les gens dans les diverses activités dites sexuelles ? Dans cette sphère peuvent entrer la rêverie, toujours plus fantasmatique que moins, les travaux d’approche – autrement dit la drague –, les préparatifs à la consommation, les apéros, enfin l’accouplement lui-même, avec lequel la chose ne se finit pas, puisqu’il n’est pas rare que ce dernier soit encore suivi d’une torpeur méditative, voire, pour certains sujets, d’un petit dodo. Partant d’une question d’apparence si simple, c’est une étude de mœurs fort particulière à laquelle s’est brillamment adonné le musicologue argentin Esteban Buch, prenant pour prétexte à cette sociologie du sexe en musique l’usage de la playlist, soit une sélection personnelle de diverses chansons qui accompagne des moments de la vie des jeunes gens. Et plutôt que d’articuler son essai en chapitres structurés, tel qu’il le fait si bien dans ses autres livres – Histoire d'un secret, à propos de la suite lyrique d’Alban Berg (Actes Sud, 1994), La neuvième de Beethoven, une histoire politique (Gallimard, 1999), Le cas Schönberg (Gallimard, 2006), L’affaire Bomarzo (EHESS, 2013), Trauermarsch (Seuil, 2016), etc. –, l’auteur en a imaginé la présentation comme la lecture en forme de playlist, précisément, constituée de seize entrées, ou plages, à aborder selon votre caprice.

Qu’on ne se méprenne cependant pas, sous cette apparence légère, Playlist s’affirme comme un investigation sérieuse d’un phénomène et de ses contextes, une étude sans concession qui mêle témoignages recueillis lors d’enquêtes auprès de divers publics, statistique scientifiquement renseignée, pour ainsi dire, des usages musicaux en ligne mais encore des usages sexuels en ligne, plusieurs souvenirs précurseurs puisés dans l’histoire de la musique ainsi que les réflexions qui ne manquent pas d’affleurer sous la plume de Buch. « Ce livre voudrait contribuer à une histoire sonore de la sexualité. Le sexe et le son se nouent souvent dans l’amour, le bonheur, le plaisir, la rencontre des corps sensibles, l’abandon de soi à l’écoute de l’autre. Sans oublier les personnes qui refusent absolument de mêler le sexe et la musique, préférant à cette dernière soit les sons et les voix des corps aimants, soit le silence conçu comme une expérience sonore en soi. Or les sons sont également liés à la solitude, au désamour, à la marchandisation des corps, à la violence contre les femmes, à la mort petite et grande et à des censures de tous ordres qui brisent le flux sensuel et musical sur les écueils de la difficulté de vivre et de l’injustice du monde », précise-t-il dans le premier texte.

De Music for lovers only de Jackie Gleason (1952), premier album à avoir été spécialement conçu pour les rencontres amoureuses, aux volumes de Music for sex postés sur YouTube par DJ Kid Vibes, « un homme de trente-cinq ans au moment de l’enquête, blanc, hétérosexuel, qui habite et travaille à Belgrade, en Serbie. Sur son profil Facebook, on le voit musclé et bronzé, les cheveux très courts, caressant un énorme tigre de Bengale dans quelques pays lointain… », Esteban Buch balade le lecteur dans une certaine fresque pompéienne de la Casa del medico où l’acte copulatoire s’accomplit en petit comité et en présence d’un musicien, dans les extases neuronales décrites par Darwin en 1871 en désignant l’effet des sons émis par les mâles de certaines espèces animales pour attirer les femelles, visitant l’histoire d’un tango que Berg invita dans Der Wein (1929), mais encore la Sonata Erotica fur Solo-Muttertrompete (1933) d’Ervín Šulhov (Erwin Schulhoff), indiquée « nur für Herren » comme s’il s’agissait d’une revue cochonne. La réception houleuse par Staline de Lady Macbeth du district de Mtsensk (1934), opéra de Chostakovitch pourfendu par la Pravda en 1936 comme objet pornographique, n’est, bien sûr, pas oubliée dans ce parcours passionnant qui revient aussi sur les musiques de Comizi d’amore, film tournée entre mars et novembre 1963 par Pasolini comme portrait critique de l’Italie à travers des dialogues devant la caméra sur « le désir et la séduction, sur la virginité, le mariage et la fidélité, le divorce, la prostitution ou encore ces sexualités anormales où il inclut l’homosexualité ». La list prendrait ici trop de place à raconter : lisez Playlist. Musique et Sexualité dont on citera encore cette honnête invitation, « l’histoire sonore de la sexualité, de l’Antiquité jusqu’à nos jours, s’inscrit dans une histoire écologique d’assemblages sensoriels composites, incluant des éléments sonores, visuels et tactiles, sans oublier les parfums et les saveurs ».

BB