Chroniques

par hervé könig

Franz Liszt
pieces pour piano

1 CD Ivory Classics (2003)
73002
Franz Liszt | pieces pour piano

C'est un disque comme il est rare d'en entendre que publie le label américain Ivory Classics, regroupant plusieurs pièces deFranz Liszt enregistrées lors de trois concerts différents : le 10 juin 1973 à Londres, le 7 octobre 1979 à Chicago, et à Tokyo le 21 mars 1983. Earl Wild y fait sonner comme personne les notes répétées dans l'aigu de la troisième étude de concert, Un Sospiro, après une Leggierezza extrêmement phrasée et d'une délicatesse précieuse, où la réexposition du thème semble tourner d'elle-même, où les pianissimos sont absolument divins.

Considéré par beaucoup comme le dernier des grands pianistes romantiques, présenté comme un super virtuose, Earl Wild fit une carrière remarquable et légendaire (l'un des rares pianistes vivants à figurer aussi bien dans les pages de dictionnaires musicaux que dans celles du Times...), longue de plus de soixante-dix ans. Né le 26 novembre 1915 à Pittsburgh, en Pennsylvanie, il commence le piano à l'âge de trois ans, sans doute sous l'influence familiale : ses parents écoutaient des ouvertures d'opéra sur leur phonographe Edison et l'enfant retrouvait au clavier les mélodies entendues. À l'âge de six ans, il lit parfaitement la musique. Avant ses douze ans, il a pour professeur Selmar Janson qui lui-même avait appris auprès de deux élèves de Liszt. Il étudiera également avec le pianiste hollandais Egon Petri (1881-1962), avec l'épouse de Simon Barere, etc. Sa carrière tôt commencée de concertiste l'amène à travailler sous la direction des chefs les plus importants de l'époque, comme Otto Klemperer – à l'âge de quatorze ans ! –, Dmitri Mitropoulos, Arturo Toscanini, Léopold Stokowski, Lorin Maazel, Jasha Horenstein, s'entendant particulièrement avec les grandes baguettes hongroises que furent Fritz Reiner, Eugen Ormandy, Antal Doráti et György Solti. Il accompagnera des grands chanteurs, comme Maria Callas, Pons, Melchior, Bumbry, Merill, Milanov, etc. Habitué des premières, les mélomanes lui doivent la création occidentale du Trio pour piano de Chostakovitch (1944), le premier enregistrement du Rossignol Éperdu (cinquante-trois pièces pour piano) de Reynaldo Hahn, et l'entrée en 1960 de La Traviata au répertoire de l'Opéra de Santa Fe, sous sa direction. Familier des médias, il travaille avec le NBC Symphony Orchestra de 1937 à 1944, et participe à un programme populaire de télévision de 1952 à 1956. Il est d'ailleurs le premier pianiste classique à donner un récital retransmis à la télévision, en 1939. En 1962, la chaîne ABC lui commande un oratorio de Pâques, Révélations – œuvre qui sera suivie par quelques autres compositions dont un travail choral inspiré d'une légende indienne et un concerto Doo-Dah Variations pour piano et orchestre. Conjuguant de nombreux talents avec un art que l'on rencontre peu souvent dans une seule personne, il est l'auteur de nombreuses transcriptions qui vinrent appuyer sa réputation toujours croissante de musicien hors pair, en particulier de pages de George Gershwin, et surtout de son ami Sergeï Rachmaninov auquel il voua une grande admiration, et dont il interpréta merveilleusement les Concerti (il n'est qu'à réécouter ses enregistrements de la Rhapsodie sur un thème de Paganini et du Concerto n°2 avec Horenstein pour s'en persuader). Earl Wild est l'un des pianistes à avoir le plus enregistré, depuis son premier disque chez RCA en 1938 et les plus récents pour Ivory, un catalogue personnel comprenant plus d'une centaine de références réparti sur une vingtaine de labels.

De l'extrait du récital de Londres, alors que le pianiste approche la soixantaine, on entendra sur ce disque la Rhapsodie Hongroise n°4, donnée avec élégance et même humour, la Valse Oubliée dans une sonorité un rien brumeuse ménageant un troublant suspens, la Mephisto Polka, l'étude n°3 Paysage, mais surtout quatre interprétations fabuleuses : les deux Sonnets de Pétrarque, joués avec une poésie et un raffinement dont seul, peut-être, Horowitz savait user alors, mais sans l'irréprochable précision de Wild, l'étude n°9 Ricordanza qu'il offre sans emphase, faisant entièrement confiance à l'écriture et à ses silences, en soignant avec minutie les traits ornementaux, et surtout, véritable clé de voûte du disque, les Funérailles (tiré des Harmonies Poétiques et Religieuses) qu'il exécute avec un sens très droit du tragique, comme un office avec grand chœur, faisant vibrer son instrument de couleurs inouïes.

En revanche, les trois Études de Paganini qui terminent le disque peuvent témoigner de la virtuosité inébranlable d'un homme de presque soixante-dix ans qui les joue avec un esprit délicieux, mais sont un peu gâchées par une prise de son précaire et un instrument au timbre moins riche que ceux des deux autres concerts. Quoi qu'il en soit, Earl Wild plays Liszt in Concert est un bijou que tout amateur de grand piano saura contempler.

HK