Chroniques

par bertrand bolognesi

Fryderyk Chopin – Gabriel Fauré
Impromptus

1 CD Naïve (2023)
V 7860
En poète du piano, Ismaël Margain joue Chopin et Fauré pour ce 1er CD chez Naïve

Surpris, voire contrarié, par l’ombre dans laquelle demeure une partie de l’œuvre de Gabriel Fauré, le jeune Ismaël Margain [lire nos chroniques du CD Schubert et du récital du 16 janvier 2018] s’est attelé à ses Impromptus, si rarement donnés – ainsi naquit le projet de ce nouveau CD, tel que l’artiste s’en explique dans l’entretien qui l’accompagne. Du souhait de mêler la spontanéité de l’improvisation fulgurante et l’inspiration magnifiée par l’écriture rigoureuse – l’inspiration conscientisée, pourrait-on dire –, est venue l’idée de tisser une trame qui épisse ces pages fauréennes aux Impromptus de Fryderyk Chopin. Ainsi est-ce un programme de pièces brèves à l’inventive fraîcheur, conçues entre 1834 et 1913, qui peu à peu s’est construit, jusqu’à l’enregistrement de février 2021, au Salon de musique de la Fondation Singer-Polignac, puis à la parution du disque, aujourd’hui-même [ndlr, vendredi 17 février 2023].

« Même si certaines pages sont particulièrement intenses et brillantes, ce n’est pas ce type de virtuosité qui domine. Chopin et Fauré sont exigeants en matière de phrasé, de legato, de souplesse et d’agilité. Il faut sans cesse être vigilant pour ne pas dévier de cette écriture virevoltante » : presque tout est dit par le pianiste. S’il est plus courant d’associer à la musique de Chopin celles de Liszt, de Scriabine et de Debussy, comme en témoignent de nombreuses affiches de concert et plus encore de gravures discographiques, voilà qui révèle une grande cohérence que seule pouvait imaginer une sensibilité aiguisée. Tant de choses changèrent entre le début du deuxième tiers du XIXe siècle et la veille de la Grande Guerre, et pourtant, les moyens expressifs des deux compositeurs se rejoignent ici avec avantage, par-delà les différences de personnalité et de destin, sans oublier celles présentées par la facture instrumentale de leur temps. Aussi, contrairement à une habitude prise par le chroniqueur de tracer son propre chemin dans le dramatis personae d’un album, suivrons-nous la succession enregistrée par le pianiste, comme à écouter quelque histoire secrète dont sera maintenue close la séduisante boîte à mystères.

L’aventure embarque l’écoute à barcaroler la chaloupe de l’Impromptu Op.25 n°1 de l’Ariégeois, dont le motif n’est d’ailleurs pas si loin d’un geste chopinien. L’extrême délicatesse du toucher d’Ismaël Margain affine exquisément l’aigu du Steinway. Lui répond le plus robuste Impromptu Op.29 n°1 du génie fragile de Żelazowa Wola dans une approche subtile qui en rend incroyablement naturelle la vélocité. Dès lors, une unique palette unit les deux musiciens : celle de l’interprète, où se conjugue une délicate variété de demi-teintes, loin de contrastes plus accusés, ce que confirme l’Impromptu Op.31 n°2 de Fauré, délicieusement ornemental, puis la discrète tourmente intérieure de l’Étude Op.25 n°2 de Chopin. La franche pirouette préludant à l’Opus 34 n°3 du premier se mue en une mélancolie soutenue, cycliquement respirée par le retour de la rapide bravade liminaire, tout cela dans une confondante précision de nuance. De l’aîné, la redoutable Fantaisie-Impromptu en ut# mineur Op.66 vêt d’un pudique voile son essentielle virtuosité : à l’encontre de bien des lectures, c’est une touchante diaphanéité qui en dessine les atours.

On n’en finirait pas de commenter ô combien ravit chaque plage proposée ; aussi laissera-t-on le lecteur suivre son inclination propre plutôt qu’à s’abandonner dans une description menacée d’une subjectivité débraillée à laquelle ces lignes ne laisseront point place. Qu’il nous soit toutefois permis de signaler le fervent recueillement de l’interprétation de l’Opus 36 n°2 de Chopin, fort émouvante, ainsi que la lueur d’étrangeté qui judicieusement nimbe sa Berceuse Op.57. De même un sommet est-il atteint avec le presque recitativo que le pianiste soliloque adroitement dans la brève Improvisation en ut# mineur Op.84 n°5 de Fauré, d’une grâce inouïe. Le premier album Naïve d’Ismaël Margain est fermé par une improvisation, le thème de la Berceuse et une réminiscence debussyste en parcourant les eaux douces avec élégance. Hautement recommandable, donc !

BB