Chroniques

par laurent bergnach

Georges Bizet
Carmen

2 DVD FRA musica / Opéra Comique (2010)
FRA 004
Anna Caterina Antonacci retrouve son héroïne fétiche

Distingué avant-guerre par le Prix de Rome, remarqué par Berlioz pour ses Pêcheurs de perles (1863), Georges Bizet est sûr de conquérir les habitués de l’Opéra Comique. Pourtant, ce 3 mars 1875, les quatre actes de Carmen y sont accueillis avec froideur par un public familial qui ne s'attendait pas à tant de soufre - il est encore loin le temps des Dalila et autres Lulu ! Quant à elle, la presse nationale se déchaîne : personnages bien peu intéressants, musique sans ordre et sans clarté, recherche de l'originalité qui va jusqu'à la bizarrerie, etc. Beaucoup d'encre gaspillée pour abattre cet « antidote à la névrose wagnérienne » - le mot est de Nietzsche - qui, pour certains de nos contemporains, ne mérite pas plus d'attention que la plupart des opérettes – là, c’est Boulez, parcourant la partition comme peut l’être un magazine de salle d’attente.

Près de cent trente-cinq ans plus tard, du 15 au 30 juin 2009, ce même théâtre offre au public acquis par avance l’ouvrage devenu (presque) incontournable. La presse est encore de la fête, et propose des avis variés sur cette coproduction avec Luxembourg, confiée au savoir-faire d’Adrian Noble. Certains s’avouent déconcertés par ces cigarières qui surgissent d’une manufacture souterraine tels des filles du Rhin ; d’autres relèvent le manque d’audace de scènes convenues ; etc. Difficile d’échapper au folklore avec Carmen, mais le metteur en scène a le mérite de sublimer le couple vedette – elle, la dominante ; lui, attendant des preuves de bonne foi pour lui céder –, sans aucun temps mort.

Après Londres et Toulouse, Anna Caterina Antonacci retrouve son héroïne fétiche, « fascinante de complexité ». Dépourvu de vulgarité et d’accent, le soprano italien incarne la Bohémienne avec une aisance et un naturel confondants. L’artiste a de l’esprit, et nous faire redécouvrir le texte – comme cette prédiction : « chien et loup ne font pas longtemps bon ménage ». Lassée de Don José, elle se montre inflexible mais jamais cruelle. Et pour cause : comme jamais, le soldat montre une pudeur et une timidité paysanne qui le rendent attachant sans ridicule. Et pour l’incarner idéalement, quand d’autres trompettent et agressent, Andrew Richards a pour atouts sa douceur infiniment nuancée – reposant souvent sur une voix de tête –, un beau phrasé onctueux et velouté.

Dès lors, qui peut les égaler ? Nicolas Cavalier est un Escamillo estimable vocalement, mais bien peu habité. En Michaëla attendant le loup, Anne-Catherine Gillet est d’abord nasillarde, puis sourit béatement. Les officiers cabotinent tandis que les cigarières, au physique de pin-up, livrent un chant sans saveur. Restent alors les éléments masculins du Monteverdi Choir et surtout John Eliot Gardiner. Démarrant dans une sorte d’urgence tragique, le chef anglais met en valeur des timbres gracieux et parie sur le côté chambriste de la partition, subtilement défendue par l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique qu’il a fondé voilà vingt ans. Quel bonheur que ces bassons qui donnent du relief à l’ouverture du deuxième acte, et cette impression de vieille à roue dans la tendre introduction du troisième !

LB