Chroniques

par laurent bergnach

Giacinto Scelsi
pièces pour piano

1 CD Tactus (2017)
TC 901901
Rossella Spinosa joue deux pièces de Giacinto Scelsi écrites en 1953

En janvier 2005, danseuse et chorégraphe concernée par l’éveil de la conscience à travers l’art, Muriel Jaër notait ses souvenirs de Giacinto Scelsi (1905-1988), rencontré près de quarante-cinq ans plus tôt. Du musicien italien, elle souligne d’abord l’éducation médiévale dans un château du Sud (latin, escrime, échecs), l’adolescence dans les milieux aristocratiques de Naples où son talent de pianiste en font une coqueluche, ainsi que les cours privés de Giacinto Sallustio et Egon Koehler – un disciple de Scriabine qui lui révèle les secrets de l’harmonie pré-microtonale, sur fond de métaphysique. Rendu malade par un travail intensif sur la dodécaphonie, Scelsi s’en sort grâce à un vieux piano, dans une clinique suisse, et la certitude qu’il ne doit pas trop penser la musique. Plus directement, l’amie témoigne qu’il accroche au mur des photos de yogis et de saints, de même qu’il se réfère à Georges Gurdjieff (professeur spirituel), Rudolf Steiner (philosophe occulte) ou Maitre Philippe de Lyon (guérisseur). Elle cite de mémoire :

« Il y a des mystiques variées, la mystique chrétienne, la mystique hindoue, la pensée chinoise. Il y a le soufisme, les chamanismes d’Amérique, la kabbale juive. Il y a la gnose, le zen. Mais il y a l’art. L’art est aussi une voie, une voie de sainteté. […] Ce sont les Dévas qui me donnent ma musique. Je ne compose pas. Dans composerse trouve le mot componere” – mettre ensemble – comme le fait l’artisan. C’est très bien, très respectable. Mais ce n’est pas être artiste ou créateur » (Giancinto Scelsi aujourd’hui, CMDC, 2008) [lire notre critique de l’ouvrage].

Deux pièces pour piano de 1953 constituent le présent programme.
Présentée en 1977, Quattro illustrazioni évoque le dieu Vishnou, protecteur au sein de la trilogie formée avec Brahma (créateur) et Shiva (destructeur) – c’est Jonathan Harvey qui se chargerait de ce dernier [lire notre critique du CD] ! Selon la tradition hindoue, Vishnou s'incarne régulièrement lorsque menace le chaos. Au nombre de ses avatars se trouvent Varâha (le sanglier), Rāma (l’homme parfait) et Krishna (le dieu polymorphe) qui donnent leur nom aux trois dernières parties de ce cycle pour piano, ouvert sur notre protagoniste endormi. Moins engourdie que stagnante, la première section n’annonce en rien les emballements graves d’une animalité à l’œuvre dans la suivante, percée de rares lueurs d’âme. La troisième offre un allant paisible, dépassionnée sans être contemplative. Enfin, dans l’ultime section rappelant certaines pages de Cage [lire notre critique du CD], une suspension se dévoile, lestée par différentes nuances de martellements.

Entre la Suite n°8 « Bot Ba » (1952) et la Suite n°10 « Ka » (1954) dont les sous-titres respectifs empruntent au rituel tibétain pour l’un et, pour l’autre, à un mot sanskrit interrogeant la nature d’une entité, prend place la Suite n°9 « Ttai » – parmi les soixante-quatre hexagrammes du Yi Jing, le livre des changements, on trouve le symbole tài qui représente la paix. Neuf épisodes y expriment le temps et l’homme – plus précisément les mouvements du premier, les bâtiments religieux du second – à travers nombre de tornades extatiques, carillons joyeux et autres prières hypnotiques. Là s’épanouit la croyance de Scelsi en une musique capable de freiner le mouvement des forces cosmiques et de cristalliser leur énergie. Parions que Rossella Spinosa, interprète rigoureuse et par ailleurs compositrice, n’aurait pas déçu celui qui disait : « cette suite doit être écoutée et jouée avec le plus grand calme intérieur. Que les agités s'abstiennent ».

LB