Dossier

propos recueillis par bertrand bolognesi
strasbourg – septembre 2004

Jean-Philippe Wurtz | Ensemble Linea
à la rencontre d’autres cultures : Champs Libres

Jean-Philippe Wurtz par Bertrand Bolognesi
© bertrand bolognesi

Domicilié à Strasbourg, l’ensemble Linea développe depuis six ans une activité de concerts tournée vers la création contemporaine. Des formations de ce type, le paysage musical en compte plus d’une ; celle-ci cultive des particularités bien à elle, sous l’impulsion de son chef, Jean-Philippe Wurtz. Car s’il est déjà fort intéressant de jouer un certain répertoire, encore faut-il lui offrir un public et, surtout, le sortir de la gangue des programmations spécialisées en la matière. Pour Linea, à travers sa saison Champs Libres, prime d’abord la rencontre : rencontre des compositeurs, certes, mais aussi rencontre de cultures différentes, d’autres rapports à la musique que le nôtre, etc.

Comment s’est fondé l’ensemble Linea ?

Linea existe depuis 1998. Il est né de la rencontre de musiciens et de leur volonté commune de promouvoir une certaine musique. Après, c'est surtout une question de persévérance. Il ne suffit pas d'avoir envie, il faut beaucoup travailler, s'organiser, se structurer, se faire connaître, envisager la communication ; bref, devenir professionnel. Cela ne se fait pas en un jour, compte tenu des exigences spécifiques à la musique contemporaine. Les concerts sont souvent complexes. Par exemple, pour celui de demain (programme du 22 septembre 2004, dans le cadre du festival Musica), nous travaillons avec une mandoliniste et un gambiste, ce qui ne nous est pas familier. C'est aussi ce qui est intéressant : en arriver à embrasser tous les domaines – à notre échelle, bien sûr. C'est pour cela qu'on existe. J'ai la chance de travailler non seulement avec d'excellents musiciens mais de réelles personnalités. Une formation de ce type nécessite des solistes qui se prennent en charge. Je procède de manière assez collégiale : je collecte les idées de chacun, je jauge cette somme et j'en extrais les programmes de Linea. La base vient des musiciens. Un peu de moi aussi, bien sûr, mais l'esthétique qui m'est la plus proche ne prévaut pas sur les désirs des membres de l'ensemble. Dans une société d'argent, l'essentiel est de croire en ce que l’on fait ; nous partons de rien, nous travaillons comme des fous, tout cela pour une heure de musique... C'est tellement exaltant !

Quel instrument pratiquez-vous ? Intervenez-vous en tant qu’instrumentiste dans les concerts de Linea ?

Je n'interviens pas du tout. Au départ, je suis pianiste. Mon itinéraire musical est passé par le piano (instrument qui continue de m'intéresser beaucoup), mais j'ai toujours eu envie d'être chef d'orchestre. Pour cela, il fallait pratiquer un instrument de façon sérieuse et, depuis l'âge de huit ans, ça a été le piano. Dès que j'ai abordé la direction, la page piano a vite été tournée. Il m'arrive aujourd'hui de jouer pour mon plaisir, mais pas du tout dans une optique professionnelle.

Demain, vous jouerez Huber et Rihm, mais vous abordez volontiers, dans votre saison, des compositeurs nettement moins connus du public, voire peu médiatisés. Avec quels programmes ont commencé les activités de Linea ?

En fait, Huber est l'un de ceux qu'on a le plus joué, depuis le début. Je me sentais assez proche de son esthétique. Nous l'avons rencontré dès 1992, donc bien avant que l'ensemble existe, lors de sa résidence au Conservatoire de Strasbourg. Son enseignement, son contact, a marqué profondément plusieurs des futurs membres de Linea. Cette personnalité formidable a mis en germe quelque chose qui s'est développée bien plus tard. Mais on a joué un peu de tout, avec une préférence pour des compositeurs dont le métier était déjà fait. Afin de consolider l'ensemble, on n'a pas fait de véritables créations avec de jeunes auteurs dans les premières années. Pour faire des progrès il est nécessaire de se frotter à des partitions bien écrites, sinon vous ne pouvez pas savoir pourquoi vous n'y arrivez pas, si le problème vient de vous ou de l'auteur. Savoir que ce n'était jamais la faute du compositeur a permis de travailler, de se remettre en question, de progresser. Lorsqu'on a senti que l'ensemble devenait plus fort, plus à même de déterminer et de comprendre les raisons de tel obstacle, on a pu s'ouvrir à la création et rejoindre ce qui était notre but. C'est toujours extrêmement enrichissant de rencontrer de grandes œuvres, indéniablement.

Quant au programme du concert pour Musica ?...

Il y aura deux œuvres de Klaus Huber. C'est un compositeur que nous jouons beaucoup depuis le début de l'ensemble. Nous aurons la chance de donner l'une de ses dernières œuvres. C'est un compositeur qui a une certaine longévité, pour ainsi dire. À quatre-vingt ans, son travail connaît une maturité fascinante. À l'âme de marcher sur ses pieds de soie est une œuvre magnifique qui convoque trois solistes : contreténor, violoncelle et baryton gambiste (pas un chanteur), confrontant entre les instruments du passé et ceux d'aujourd'hui. Le style est épuré ; avec le temps, il semble que le compositeur revienne à l'essentiel. Il y aura également une pièce de Wolfgang Rihm, Abgewandt 2 : Music in memoriam Luigi Nono, une œuvre fort belle qui joue en violent contraste d'une expression terrible et abyssale.

le compositeur Karlheinz Stockhausen
© dr

Comment s’est monté le projet Kurzwellen ?

En 2000, nous avons joué Kurzwellen au festival Why note de Dijon. Ce fut une de nos expériences les plus réussies et enthousiasmantes sur le plan de la communication avec le public. C'était tout à fait étonnant. Au public de Dijon – qui n'a pas le passé musical de celui de Strasbourg, ce dernier fréquentant la musique contemporaine depuis des dizaines d'années – j'avais quelques craintes de présenter cette œuvre radicale, comme l'est tout le travail de Stockhausen [photo], avec les radios, l’espèce d'improvisation permanente à laquelle elle recourt, une pièce qui n'est jamais la même, avec une partition composée de plus et demoins (ce qui n'est pas fait pour rassurer un musicien tout juste sorti du conservatoire). En fait, son fonctionnement, sa structure même – le jeu avec les radios, avec l'imprévu, les événements dont on ne sait pas quand ils vont arriver et ce qu'ils seront, les voix venues de différents coins de la planète –, font de Kurzwellen une chose palpitante et passionnante. Les instrumentistes sont très concentrés et particulièrement à l'écoute des postes de radio puisqu'ils s'en servent comme base de matériau sonore, et cette écoute se transmet. Quand sur scène les musiciens écoutent beaucoup, dans la salle le public le fait aussi ; c'est une saine contagion !

Plus tard, le projet avec la danse est venu d'une mienne volonté de nous rapprocher du monde de la création. À la différence des comédiens ou des danseurs qui, lorsqu'ils se lancent dans une nouvelle aventure, commencent pour ainsi dire à zéro et construisent leur pièce au fil des répétitions, le musicien, lui, lorsqu'il va jouer une création, se retrouve dans la même situation que celui qui donne une symphonie de Beethoven, finalement : il interprète une partition qu'il aborde avec son métier. La part de création du musicien n'est pas grande, si on la compare à celle que rencontrent les artistes de la danse et du théâtre ; c’est dommage. Évidemment, lors des premières répétitions d'une œuvre inconnue, les musiciens suggèrent des choses. L’apport personnel n’est pas négligeable mais demeure relativement restreint. J'avais depuis longtemps envie d'enrichir le vécu artistique de Linea en plongeant chacun dans une expérience de ce genre. Vous savez, lorsqu'on a des plus et des moins sous les yeux, ce n'est pas du tout facile. On doit commencer par remettre en question une grande part de son métier, se demander ce que l'on va faire en tirant l'archet ou en soufflant dans la clarinette, par exemple. C'est ce qui m'a poussé à mener un tel projet.

Sur quels axes s’articulera votre prochaine saison ? Quels projets s’amorcent ?

L'an dernier, Linease lançait dans une saison strasbourgeoise dans laquelle apparurent des compositeurs encore peu médiatisés. Nous avons cherché à développer une autre approche de la musique contemporaine et de la création. Je suis intimement convaincu que les compositeurs ont des choses à nous dire qui n'ont pas forcément un rapport exclusif avec la musique. La musique ne saurait être qu'un vecteur d'elle-même, n'est-ce pas ? Elle véhicule d'autres préoccupations – sociales, philosophiques, religieuses, conflictuelles, esthétiques, politiques. Tous les compositeurs ne traitent pas de thème sociaux ou ne s'engagent pas forcément en politique, mais lorsqu'on joue un compositeur palestinien, il est évident qu’inévitablement sa musique a quelque chose à voir avec ses propres racines qui vont se confronter avec la situation actuelle, et ainsi de suite. Il (et on) ne peut pas y échapper, tout simplement. Ce qui m'intéresse dans la musique contemporaine – puisqu'on l'appelle comme ça : ce n'est pas terrible, mais si l’on ne sait ce que c'est, tout le monde se comprend –, c'est cette rencontre-là, rendue possible. Peut-être avez-vous un voisin compositeur qui regarde les mêmes informations télévisuelles que vous, fait ses achats dans le même supermarché, empreinte la ligne de bus sur laquelle vous voyagez, etc. ; la différence entre vous, c'est que lui transforme cette actualité partagée en une œuvre d'art. Et cette œuvre d'art doit vous parler puisqu'elle est faite de ce que vous vivez. J’en suis convaincu : la musique (et toute la création contemporaine) est un moyen de rapprocher les gens. Notre mission est peut-être là : montrer au public que tout cela n'est pas loin d'eux, que la musique d'aujourd'hui n'a rien d'une abstraction. Il s’agit de briser la glace établie il y a une quarantaine d'années lorsque certains dictats imposèrent l'absurde monothéisme de la complexité, une époque où il fallait être le plus incompréhensible possible, dans la musique parfois, mais surtout dans le discours qui l'accompagnait. Ce travers, qu'on pourrait dire aujourd'hui historique et largement révolu, a dégoûté énormément de gens. Le malentendu s'est fâcheusement installé jusqu’au grand préjugé du public d’aujourd’hui à l’égard de la musique de son temps. Il est indispensable de cicatriser cette blessure. Lorsqu'on travaille certaines œuvres, même complexes, on ne peut manquer d'y voir ou apercevoir des préoccupations extramusicales qui concernent tout un chacun. La musique, c'est un métier ; il y a des gens pour ça, des chercheurs, des musicologues : c'est bien, tout en n'intéressant pas tout le monde ! En revanche, elle doit parler à tout le monde et le fait par un autre biais.

Lorsque quelqu'un vient de son pays – Kazakhstan, Corée, Palestine, Ouzbékistan, Israël, etc. –, ce qu’il a à dire m'intéresse toujours. Cette personne connaît, vit une autre culture. Elle a grandit, elle a été éduquée différemment de moi, elle a une façon de voir le monde forcément autre. Je suis certain que je peux m'enrichir et peut-être m'élever si je peux ouvrir mes oreilles pour l'entendre. Après, qu'elle parle de musique ou pas, ça m'est complètement égal. Un compositeur va peut-être plus naturellement parler musique parce que c'est ce qu'il fait. Mais ce n’est pas exclusif. Dans les concertsChamps Libres, l’on fit en sorte que les compositeurs soient là, qu'il y ait toujours rencontre. Un exemple : on n'a pas partout dans le monde le même rapport à la musique, et certainement pas un rapport identique à celui que nous avons en Occident. Ici, nous avons aujourd'hui une relation de consommation à la musique : nousachetons de la musique, nous l'apprécions, nous la rejetons, nous l'élisons, nous nous en lassons, nous l'oublions pour une autre, etc. Certaines cultures n'ont pas du tout une relation comparable. Imaginons que la musique soit omniprésente au marché et qu'enfant vous fréquentiez ces marchés : votre rapport à la musique sera pour toujours fortement lié à l'ambiance particulière du marché qui peut-être vous plongera dans le passé connu et inconnu, c'est-à-dire dans vos racines. Tout cela, il faut en parler, le partager, révéler des clés parfois simples et insoupçonnées de l'approche de la musique. Dans le courant de la saison, nous avons opéré desfocus géographiques. Il y a eu Israël Palestine : c'était très intéressant d'aborder et d'accueillir des compositeurs issus des deux pays. Corée Japon : quelle passionnante thématique historique cela ne manque pas d'évoquer ! Et aussi Italie Allemagne, plus proche de nous, qui permit de soulever des différences d'écoles qui existent encore et toujours, entre la sensualité italienne et la construction germanique. Nous terminions par Europe de l'Est : la question européennes et celle de ses limites, de ses confins – le Kazakhstan est-il en Europe ou en Asie, par exemple ? Du coup, Linea interprète des compositeurs très peu connus, quoiqu'ils soient tous joués par ailleurs. Nous jalonnons un chemin différent dans une dimension culturelle plus large, non exclusivement musicale.

le compositeur Klaus Juber par Astrid Ackermann
© astrid ackermann

Depuis une dizaine d’années, la plupart des orchestres, et principalement les formations des villes de régions, présentent dans une même soirée une ouverture de Weber, un concerto de Mozart, une symphonie de Mendelssohn, par exemple, et une création d’un compositeur d’aujourd’hui. Ce type de programmation peut-il amorcer la réconciliation du public ?

Certainement ! C'est une chose qui se faisait déjà beaucoup à Strasbourg à l'époque d’Ernest Bour. Il y avait rarement un concert sans une pièce d'aujourd'hui. Personnellement, je trouve incompréhensible que les orchestres jouent plus de musique du passé que de musique du présent. Ce devrait être l'inverse, ou au moins moitié-moitié, il me semble. Il ne s’agit pas de renier pas le passé, loin de là – il m'arrive parfois de conseiller à des compositeurs (parce que c'est un réel souci : certains d'entre eux connaissent trop peu leurs ancêtres) de se plonger dans une partition de Debussy ou de Wagner parce qu’alors je suis convaincu qu'ils auraient des choses à en apprendre. Ceci étant, l'orchestre est un instrument historique qui appartient d'avantage au XVIIIe siècle, au XIXe et au début du XXe qu'à l'après-guerre et à nos jours. Il y a des œuvres pour orchestre, c'est vrai, mais il y en a encore plus pour ensemble ou formations de chambre. L'ensemble est l'instrument propre à la musique d'après 1940. Pour une musique qui s'est complexifiée sur les plans polyphoniques et rythmiques, il est bon d'avoir des outils plus simples ou réduits. Lorsque vous écouter Pierrot lunaire, vous avez l'impression d'entendre tout un orchestre alors qu'il n'y a que cinq instruments, parce qu'il y a beaucoup de canons, d'imitations rythmiques, etc. Cette musique est lisible et perceptible précisément parce qu'elle n'est pas jouée par un orchestre. Pouvez-vous imaginer une transposition philharmonique de Pierrot (rires) ! Il y a donc une certaine logique au fait que les orchestres ne jouent pas énormément de musique contemporaine : malgré l'existence de grandes œuvres qu'on ne peut nier, ils ne disposent pas d'un véritable répertoire.

D'autre part, peut-être faudrait-il réformer la structure de l'orchestre afin qu'elle permette de jouer la musique de son temps : pour monter une œuvre nouvelle ou peu jouée, il faut plus de temps ; or, le temps est justement ce qui manque aux orchestres. En général, dans le meilleur des cas vous disposez de cinq services pour monter un programme, cinq services qui servent à répéter l'œuvre contemporaine mais aussi deux ou trois mastodontes qu'il faut bien faire aussi ! On entend souvent les compositeurs s'en plaindre, mais les chefs n'ont guère le choix, sauf à négocier âprement avec l'administration de l'orchestre des conditions exceptionnelles ou à refuser catégoriquement. Il faudrait également changer profondément la mentalité des personnes à l'intérieur même de l'orchestre – je ne dis pas que celle-ci soit mauvaise : j'ai travaillé avec des orchestres, j'aime beaucoup le faire. Souvent, la création nécessite des musiciens flexibles, non seulement capables mais activement désireux de faire des choses nouvelles avec leurs instruments. Voilà une curiosité qui n'habite vraisemblablement pas chacun dans un orchestre. Cela vient de son statut social : historiquement, un orchestre est une énorme masse de personnes au sein de laquelle chacune a un rôle déterminant à jouer, mais la responsabilitéindividuelle est moindre que dans un ensemble. La création a besoin de musiciensresponsables de leur partie, de gens qui vont se poser des questions sur l'intention du compositeur lorsqu'ils vont recevoir une partition. Lors du déchiffrage déjà, il y a un sain questionnement qui entraîne la préparation de trois ou quatre options qui seront ensuite proposées à l'auteur qui n'aura plus qu'à s'expliquer ou à choisir. En comparaison, l'orchestre, à cause de ses dimensions, est inerte : les musiciens y attendent que le chef leur dise quoi faire. C'est un problème insoluble !

Cela me fait penser à une pièce de Klaus Huber [photo précédente] que nous avons jouée, La Terre des Hommes. Elle s'inspire d'un texte de la philosophe Simone Weil qui s'était volontairement embauchée dans une usine automobile au début du XXe siècle afin d'éprouver ce que cette vie-là pouvait être. C'était une femme fragile et extrêmement sensible, morte fort précocement. Elle écrivit dans son journal toutes les douleurs ressenties. Dans l'œuvre de Huber, ses mots de douleurs se trouvent criés, scandés par les musiciens de l'ensemble, dans un chaos assourdissant de trois minutes qui les accumule au bruit de l'usine. Le fait de donner un texte à dire aux musiciens les fait réfléchir sur ce qu'ils font. Même le moins curieux d'entre eux est obligé de se demander pourquoi il dit cela, lit un texte et le comprend. Là où ça devient intéressant, c'est lorsqu'il faut expliquer aux musiciens – qui le demandent ! – qui est Simone Weil, ce qu'elle a vécu, etc. Vous n'êtes plus face au technicien qui honore son rôle mais à un homme qui sait pourquoi il lui faut le faire de telle manière. Et cela rejoint les textes mêmes de Weil sur le travail en usine : elle dit que tout serait moins pénible si l'on expliquait à l'ouvrier pourquoi ce boulon doit être placé là, quel importance prend telle pièce dans l'ensemble de la chaîne, par conséquent quelle est saresponsabilité dans le tout – c'est une petite responsabilité, mais c'en est une. En d'autres termes, il s'agit d'une humanisation du travail. Ne devrait-on pas faire cela à l'orchestre ? On pourrait inventer des tas de choses, faire des séances avec les instrumentistes, des rencontres avec les compositeurs, les musicologues, on devrait évidemment leur faire jouer de la musique de chambre, développer ainsi une écoute et un partage différent de la musique. Dans l'état actuel des choses, le métier de musicien d'orchestre est fort proche de celui de travailleur à la chaîne. C'est une aberration totale pour quelqu'un qui choisit une carrière artistique.

Jean-Philippe Wurtz par Bertrand Bolognesi
© bertrand bolognesi

À l’inverse, vous arrive-t-il d’insérer dans un programme contemporain une pièce de Debussy, de Webern ou de Bach ?

Bien sûr. Pour l'instant, nous ne sommes remontés qu'au début du XXe siècle. Établir des correspondances avec des œuvres anciennes est toujours intéressant. Par exemple,Linea donna un Concert 1912, parce que c'est une période fascinante : il y a évidemment les Viennois, mais aussi Bartók, Debussy, Janáček, Scriabine et tant d'autres. Nous ne sommes pas encore allés jusqu'aux XIXe et XVIIIe siècles, mais le ferons probablement.

Linea est domicilié à Strasbourg où il présente une saison annuelle. Nous nous rencontrons dans le cadre privilégié du festival Musica, avec son public qui n’est pas exactement le même que celui des salles de concerts durant le reste de l’année. Alors que la plupart des orchestres régionaux constate une baisse de leurs abonnées, comment une structure comme la vôtre s’y prend-elle pour attirer le public ? Entreprenez-vous de cultiver un public qui se spécialise au fil du temps, par exemple ?

J’ignore si nous cultivons un public. Il est encore trop tôt pour établir un tel constat. Revoyons-nous dans dix ans pour en parler (rires) ! L’on s’est habitué à la difficulté, en toute conscience que ce que l'on fait est bien loin des préoccupations de beaucoup de gens, que l'offre culturelle est importante, que ce que nous proposons n'entre pas du tout dans le Hit Parade des passe-temps. Nous en prenons acte tout en développant des idées nouvelles, de nouveaux produits, si l'on peut dire, comme cette saison évoquée tout à l’heure qui approche la musique contemporaine par ses aspects culturel, social, politique ou philosophique, pour dire qu’elle n'est pas l'affaire de techniciens mais celle de Monsieur tout-le-monde. Par tous les moyens, il faut énormément travailler sur la communication ; il s'agit d'informer et de sortir une identité qui soit reconnaissable et qui fasse venir le public. Je crois également beaucoup en la diversité du répertoire. Je n'aime pas que les ensembles aient des critères esthétiques trop exclusifs. Les interprètes qui jouent dans un ensemble comme celui-ci sont forcément des gens curieux qui ont une véritable soif de découverte. Ils ne sont pas venus là pour s'enterrer. Lorsqu'on fait plusieurs choses, on connaît le bonheur de toucher des publics différents. Avec Kurzwellen, nous avons formidablement élargi le public. C'était dans un lieu plutôt consacré au théâtre, qui a des abonnés. Il y avait de la danse : les gens qui sont venus pour la danse ont pu découvrir la musique de Stockhausen. De façon générale, c'est très différent dans les festivals. On bénéficie alors d’une clientèle habituelle qui peut parfois devenir aussi celle de l'ensemble, d'ailleurs. C'est difficile – et partout : il m'est arrivé de diriger des ensembles parisiens chez eux, les salles étaient plutôt clairsemées. C'est dommage, mais nous vivons une époque où les gens sortent de moins en moins pour se cultiver. Ce problème touche le cinéma, alors comment voudriez-vous que la musique contemporaine, qui est plus exigeante, fasse des tabacs ?

Qui vous soutient ?

C'est d’abord l'État qui nous aide, par le biais de la DRAC Alsace. Puis la Ville de Strasbourg, la Région, le Département. La SACEM nous soutient énormément. Il y a des aides plus spécifiquement techniques, comme le SPEDIDAM, etc. Linea a également bénéficié du Prix de la Fondation SIEMENS 2004 pour la programmation Champs Libres. La course aux financements demeure un problème crucial. On le sait : en France la culture n'a pas un budget mirifique, loin s'en faut. Sans argent, vous n'existez pas. L'ensemble doit non seulement subvenir à ses propres besoins existentiels, mais aussi financer les manifestations qu'il donne. Lorsqu'un festival invite, il ne finance qu'une partie de l'opération ; il faut donc compléter pour pouvoir honorer son invitation. Notre travail n'est pas une activité rentable, puisque chaque fois que l'on joue, on perd de l'argent.