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Chroniques
Laurence Wuidar
Au-delà des mots – Musique, mystique et possession diabolique [...]
Après, Musique et astrologie après le concile de Trente (Institut historique belge de Rome, 2008), Canons énigmes et hiéroglyphes musicaux dans l’Italie du XVIIe siècle (PIE-Peter Lang, 2008) puis Fuga Satanae, Musique et démonologie à l’aube des temps modernes (2018) et Fuga divina, La musique dans l’écrit mystique du Moyen Âge à la première modernité (2021), deux ouvrages édités par la Libraire Droz – pour s’en tenir aux livres en langue française –, l’historienne de la philosophie médiévale Laurence Wuidar, qui enseigne au Studio Filosofico Domenicano de Bologne, s’interroge sur l’au-delà des mots (tel qu’annoncé par le titre), à savoir la part musicale libre de tout texte qui, en d’autres temps, put témoigner d’un état de possession diabolique ou divine. Nous y approchons deux personnages : le fou de Dieu, autrement dit mystique, extatique ou illuminé, et, d’autre part, le possédé par le démon, deux figures souvent confondues avec le dément, dont l’auteure analyse « cette expérience extrême où le langage dépossédé de ses capacités se transforme en langage musical » qui révèle « comment la musique constitue à différents niveaux le langage de la rencontre avec l’altérité ».
Replaçant son sujet depuis la Renaissance jusqu’à la veille du XVIIIe siècle, en des temps où la musique, considérée comme une science, rend compte, à travers ses innombrables règles, de l’ordre du monde jusqu’à désigner la présence de Dieu et celle du Diable – « à partir du XVIIIe siècle, la musique n’a plus la capacité de révéler la structure du monde et la structure de l’être, ni d’être le langage des anges et des démons, des mystiques et des possédés » – Laurence Wuidar, après quelques rappels historiques et théologiques, et avoir sondé la préhension de l’Autre dans la période donnée et les différentes doctrines chrétiennes, expose les rapports entre l’expérience mystique ou diabolique et le langage musical, précisant « les hagiographies où la musique est signe d’élection jusqu’aux récits de visions musicales ». Instrument de prophétie, la musique transmet le message divin – « la musique permet de disposer l’esprit à recevoir l’Esprit, ouvre la porte de l’écoute des réalités cachées loin du bruit du monde, loin du chaos du pouvoir – les rois en sont privés. Elle consent l’avènement d’autres paroles que les paroles ordinaires ». Les Écritures sont dûment convoquées, la légende biblique en général, quand la réflexion fréquente volontiers Ambroise de Milan, Augustin d’Hippone, Angèle de Foligno, Richard d’Hampole, Porphyre de Tyr, Grégoire de Nysse ou encore Eckhart von Hochheim, jusqu’à Pier Paolo Pasolini avec les extases des personnages de Teorema.
Le rite très codifié de l’exorcisme entraîne dans sa mise en scène un spectacle de tous les excès, ce que plus tard l’on appellerait exhibition hystérique, selon cette logique particulière qui veut que le fou joue à être toujours plus fou comme l’ivrogne exagère son ivresse en se montrant plus soûlqu’il ne l’est véritablement. Quand tout devient sujet à caution, chanter bellement les psaumes ne serait-il pas œuvre du Diable ? Une exploration méthodique passe au crible les diverses opinions émises par les principales écoles de démonologie, confondant souvent discours mystique et revendication hérétique, ce qui dressa plus d’un bûcher – ainsi s’envolait en cendres Marguerite Porete, par exemple. On n’en finirait pas de tenter de résumer le cheminement de pensée de ce livre rigoureusement précis, quand son principal aspect est de poser le phénomène lui-même – la musique – comme autoroute de l’Ailleurs, quel qu’il soit, en perpétuel aller-retour. L’expérience de l’ineffable – la musique, toujours – s’impose comme élection qui n’a pas toujours rencontré quedes amis, ainsi que la logique particulière du Saint Office et les agissement de ses inquisiteurs zélés l’ont assez démontré. Au-delà des mots – Musique, mystique et possession diabolique dans la chrétienté occidentale n’est pas un essai musicologique, aussi ne le lit-on pas autrement qu’on le fait d’une étude philosophique dont la vertu, tout en cernant étroitement son sujet, n’est certes pas de livrer quelque réponse à la question posée. Voilà bien de ces lectures inépuisables auxquelles il faut régulièrement revenir.
BB