Chroniques

par bertrand bolognesi

Leoš Janáček
Jenůfa

1 coffret 2 CD Erato (2003)
0927-45330-2
Leoš Janáček | Jenůfa

En 1904, l'Opéra de Brno, capitale de la Moravie, créait Jenuveva de Leoš Janáček, connu plus tard dans le reste de l'Europe par le biais d'un malentendu sous le nom de Jenůfa (l'héroïne est toujours dénommée par le diminutif Jenufka sur scène, si bien qu'un raccourci omettant le k a pris le dessus à Vienne, et de là, dans toute l'Europe occidentale).

La place de Janáček dans l'histoire de la musique est déroutante. Il hérite en son temps du poids d'un romantisme folklorisant, qui s'est illustré notamment dans les dernières œuvres de Dvořák et Smetana, auquel il n'obéit pas, préférant chercher une expression rythmique nouvelle, ici en avance sur Stravinsky, et approfondir l'étude véritable des folklores morave et bohémien pour en extraire les procédés afin de les appliquer en inventant une sorte de folklore personnel, comme le fit bientôt Bartók, ou comme le fera en temps de guerre Pasolini avec le dialecte frioulan dans sa poésie de jeunesse. Aujourd'hui, il fait nettement figure de précurseur. Songez que Pelléas avait à peine deux ans et qu'il en faudrait encore dix au Sacre pour voir le jour...

Erato fait paraître un enregistrement pris sur le vif en octobre 2001 à Covent Garden et bénéficiant d'une distribution intéressante bien qu'inégale. Jorma Silvastri présente un Laca particulièrement vaillant mais souffrant d'aigus trop poussés et par là même rendus disgracieux. La voix n'est pas toujours stable sur ses premières interventions. Dès le très tendre Air du Romarin, qui annonce le dénouement et la fin de toute l'histoire, la Jenufka de Karita Mattila se montre tout simplement somptueuse. On connaît la chaleur particulière de son timbre, la facilité et l'étendue de sa voix, et l'on retrouve ici ses qualités de comédienne, même sur un disque, sa présence inimitable, tout ce qui fait d'elle, aujourd'hui, l'une des plus grande chanteuses. On pourra également citer en exemple de sensibilité et d'expressivité remarquable l'espèce de complainte qui suit le compliment que lui fait le Grand-mère sur sa « ... tête bien faite... ». De même son réveil à l'Acte II pendant que la belle-mère est sortie noyer le nourrisson, et la prière qui suit, sont donnés de manière à fendre le cœur. Une juvénilité intrinsèque au timbre perdure dans le chant de Mattila, comme si les années ne passaient pas pour elle, à notre plus grand plaisir. Signalons par ailleurs l'éclatant Jano de Gail Pearson d'une grande fraîcheur, proche de ce que l'on imagine pour Yniold.

Si cette version est loin d'être idéale – car les prestations de Jonathan Veira (le contremaître), Carole Wilson (la femme du juge) et Jerry Hadley (Števa) sont assez décevantes –, elle est irremplaçable pour la Kostelnička d'Anja Silja, affreusement glaçante à l'Acte I, d'une déchirante humanité sur la suite. Son très bel air de l'Acte II dans la scène avec Števa est somptueux d'émotion. Elle propose un personnage attachant, fascinant, qu'on aimerait pourvoir excuser dans son péché d'orgueil.

Bernard Haitink à la tête de l'Orchestre et du Chœur du Royal Opera House, Covent Garden, offre une lecture en général fort élégante, loin de tout débordement, très discrète, presque classique pourrait-on dire. C'est le rythme qui prend ici le devant de la scène instrumentale, comme une fatalité à laquelle obéissent les personnages du plateau. Il nous fait entendre des ostinati en écriture modale inspirée de la tradition spécifiquement morave qu'on retrouvera environ soixante-quinze ans plus tard et traités quasiment de la même manière dans la musique de Reich, et très précisément dans The Desert Music. Le chef affirme la sérénité de la fin de l'œuvre par une grande égalité des pupitres. Pas de surjeu, rien qui nous permette de situer Janáček plus dans le romantisme que dans le mélodrame individuel. Du coup, il en atteint une portée plus grande. Enfin, notons un son fidèle, rendant compte de l'espace où il fut pris, sans esbroufe.

BB