Chroniques

par laurent bergnach

Michael Haas
Musique interdite – Les compositeurs juifs persécutés par les nazis

Notes de nuit (2022) 452 pages
ISBN 979-10-93176-19-2
Michael Haas raconte la persécution des compositeurs juifs par les nazis

Musicologue et producteur formé à Vienne, Michael Haas (né aux États-Unis, en 1954) a trente ans lorsqu’il découvre la musique interdite par le IIIe Reich, à l’occasion d’un enregistrement d’œuvres de jeunesse de Zemlinsky par Riccardo Chailly. Quelque temps plus tard, il est à l’origine de la collection discographique Entarte Musik (Musique dégénérée) éditée par DECCA, qui redonne vie à des pièces disparues du répertoire depuis 1933. Lorsqu’il est nommé conservateur musical du Jüdisches Museum der Stadt Wien (Musée juif de la ville de Vienne) (2002-2010), Haas approfondit sa connaissance de leurs auteurs plus ou moins oubliés, parmi lesquels ceux dont le visage apparaît tristement bâillonné en couverture de son livre publié en 2013 : Leo Fall (1873-1925), Franz Schreker (1878-1934), Walter Braunfels (1882-1954), Egon Wellesz (1885-1974), Ernst Toch (1887-1964), Hans Gál (1890-1987), Erich Korngold (1897-1957), Hanns Eisler (1898-1962) et Erich Zeisl (1905-1959).

Pour cette épopée qui débute au début du XIXe siècle et s’achève dans les années soixante du suivant – avec une dénazification souvent infructueuse… –, Haas juge d’abord nécessaire d’aborder l’émancipation juive, liée à la création du nouvel État d’Autriche-Hongrie et de l’Empire allemand : au départ d’une assimilation longue et semée d’embûches, il faut quitter ghettos et shtetls de province, puis favoriser études laïques et usage de la langue allemande. Or, d’aucuns considèrent que les Juifs sont devenus allemands trop tôt, à l’instar de Wagner dont l’ouvrage Das Judenthum in der Musik (La Juiverie en musique, 1850) – qui n’offre « qu’un intérêt d’ordre psychiatrique » selon l’influent critique Eduard Hanslick –, réunit les ingrédients d’une chasse aux sorcières. Parmi les héritiers de cet essai pétri de mauvaise foi, qui façonna certaines opinions d’Adolf Hitler, on peut citer Die deutsche Musik der Gegenwart (La musique allemande du temps présent, 1909) où l’écrivain Rudolf Louis dit sa répugnance pour la musique de Mahler, parce « qu’elle parle l’allemand avec un accent juif ».

Avec la Première Guerre mondiale, la Vienne post-impériale cède la place à un Berlin dynamique et moderne qui attire nombre d’artistes juifs laïcs, en majorité antireligieux. C’est là que Schreker échange les textures sensuelles du Jugendstil de ses premiers opéras contre une musique plus dissonante et corrosive, là que ses élèves déclenchent une avalanche de Zeitopern (opéras du temps présent), intégrant des artifices sonores modernes (klaxons, radios, téléphones, etc.). Le mouvement Neue Sachlichkeit (Nouvelle objectivité) prend aussi de l’ampleur, en réaction contre l’expressionnisme. On peut y ranger foule de pièces : chants politiques communistes (Hans Eisler), chansons de théâtre (Kurt Weill), flirts avec le jazz (Ervín Šulhov), badinages dadaïstes (Stefan Wolpe), jusqu’aux expérimentations mécaniques. Pour beaucoup de musiciens affamés, composer pour le cabaret devient amusant autant que nécessaire, mais le IIIe Reich portera un coup fatal à toute satire sociale, à toute grivoiserie. Une forme de romantisme bourgeois serait alors de nouveau en vogue.

Dès 1933, Goebbels se réjouit d’avoir « extirpé la juiverie internationale de la vie culturelle », tandis que le Lexikon der Juden in der Musik (Dictionnaire des Juifs dans la musique, 1940), révisé jusqu’en 1943, dresse la liste des mises à l’index dans l’Allemagne nazie – avec quelques entorses inévitables : allait-on renoncer à interpréter Die Lorelei ou Dichterliebe, parce que la famille du poète Heinrich Heine avait un lien avec la première synagogue de Düsseldorf ? Devenus indésirables, certains compositeurs juifs refusent de s’inquiéter, mais une majorité repart pour Vienne (Max Brand, Hans Gál, Alexander Zemlinsky) ou opte pour une nouvelle vie au Royaume-Uni, aux États-Unis (Arnold Schönberg, Ernst Toch). Ces exilés auront la vie sauve. Quelques années plus tard, tandis que des accords viennois résonnent dans les studios d’Hollywood, Viktor Ullmann (1898-1944), Pavel Haas (1899-1944), Hans Krása (1899-1944) et Gideon Klein (1919-1945) – entre autres – écrivent leurs toutes dernières notes dans le camp d’internement de Terezín (Theresienstadt). Cet ouvrage foisonnant honore leur mémoire.

LB