Chroniques

par bertrand bolognesi

Morton Feldman
For Bunita Marcus

1 CD Hypérion (2017)
CDA68048
Marc-André Hamelin joue "For Bunita Marcus" de Morton Feldman (1985)

Ce n’est a priori pas dans la musique de Feldman qu’on attendrait Marc-André Hamelin, pianiste mû par un salutaire esprit de découverte et animé d’une énergie explosive qui nous le firent applaudir dans des opus redoutablement échevelés, souvent peu connus [lire nos chroniques du 18 décembre 2005, du 2 septembre 2008 et du 30 septembre 2016]. Dans For Bunita Marcus, la virtuosité se place à un autre niveau, certes moins spectaculaire, toutefois avéré, les perpétuels changements de métrique nécessitant de compter sans cesse, ce qui induit une extrême concentration de chaque instant.

Après l’expérience de notations novatrices, Feldman revient, à la fin des années soixante, à une pratique qu’il veut plus stricte. Ses œuvres de la décennie suivante affichent des durées précises. La répétition de cellules musicales – répétition mélodique, rythmique et/ou dynamique, selon les pièces – apparaît avec Why Patterns? pour flûte, piano et glockenspiel, en 1978, dont l’exécution dépasse les pages précédentes. La dernière période du compositeur, disparu en 1987, est marquée par des œuvres de plus en plus longues, écrites pour des effectifs chambristes ou pour un seul instrument : ainsi du Quatuor de 1979 avec ses cent minutes [lire notre critique CD], du Trio à cordes de 1980 (80’), de Triadic Memories pour piano en 1981 (90’), For John Cage pour violon et piano (1982 ; 75’) et Crippled Symmetry pour flûte, piano et percussions (1983 ; 90’), les records de durée étant détenus par le Quatuor n°2 (1983) et For Philip Guston pour flûte, piano et percussions (1984) qui peuvent atteindre cinq heures [lire nos chroniques du 5 mars 2014 et du 18 novembre 2016].

En 1976, Morton Feldman (1926-1987), créateur lié à l’École de New York qui, dans les années cinquante, gravitait autour de John Cage, compte parmi ses élèves la jeune Bunita Marcus (née en 1952). Cette rencontre est primordiale : les voilà bientôt inséparables, pendant les dernières années de l’aîné qu’ils ont passées en échangeant et partageant sans cesse les idées musicales, à composer côte à côte. En 1985, Feldman décide d’écrire sur la mort de sa mère, son glissement dans une mort lente – une tentative de deuil qui atteint cette lenteur spécifique sans la moindre pesanteur, par sa simplicité paradoxale comme par son ampleur. Dédiée à son amie d’alors, il intitule For Bunita Marcus cette œuvre pour piano seul qui se déploie sur près d’une heure et quart. Un appel fort espacé de six notes construit un motif redondant, trituré par une métrique constamment contrariée, seul élément d’instabilité face à une nuance PPP immuable de bout en bout, face à la pédale forte toujours enfoncée qui capture les harmoniques accumulées dans un halo d’ombres réverbérées subtilement évolutif, comme à un tempo d’une régularité revendiquée.

Jamais dédaigneux des musiques nord-américaines [lire notre critique du CD Ives-Wright], Marc-André Hamelin fait entrer dans un monde à part, dessiné par une ligne tour à tour énoncée, rompue, vacillante, soutenue, un rien revivifiée, que caractérise l’errance de la périodisation son-silence où ce dernier prend peu à peu le pas. Bien que la répétition se signale comme procédé principal, son raffinement d’élaboration rend trop simpliste la conception d’un Feldman répétitif dans l’acception admise du terme. Par la variation de registres et une discrète mais néanmoins grande diversité de jeux sur la limitation des moyens, il manipule la perception et la mémoire dans cette tendre flottaison dépourvue de phrasé. Fidèle à l’exigence implicite d’extrême retenue, Hamelin, en ne s’accordant pas de respiration personnelle ni de rubato, se tient si fermement à l’indication initiale de tempo qu’il préserve son interprétation dans une étonnante hauteur de vue ne confinant jamais à quelque méditation fascinatoire ou hypnotique. Là où d’autres gravures se lassaient peut-être un peu aller, voire planer (Hildegard Kleeb, Aki Takahashi, Louis Goldstein, Ivan Ilić), celle du pianiste québécois s’impose par la saine rigueur qui en maintient le cap.

BB