Chroniques

par bertrand bolognesi

Morton Feldman
œuvres pour orchestre

1 CD HatHut Records (2018)
hat[now]ART 206
Trois opus d'orchestre de Morton Feldman enregistrés par le chef Lucas Vis

Effectué en octobre 1977 par le Hessischer Rundfunk avec l’ingénieur du son Thomas Eschler, cet enregistrement de Lucas Vis à la tête du Radiosinfonieorchester Frankfurt réunit trois grands opus du compositeur étasunien Morton Feldman [lire nos chroniques de Triadic Memories, String Quartet I, Anecdotes and Drawing, Palais de Mari, Three Clarinets, Cello and Piano, String Quartet II, for Philip Guston, Instruments I, For Bunita Marcus, Rothko Chapel et Durations]. Le plus ancien, Atlantis, fut écrit en 1959 pour un ensemble de dix instrumentistes (flûte, clarinette, cor, trompette, trombone, vibraphone, xylophone, harpe, piano et violoncelle), puis créé à New York sous la battue de John Cage, le 6 février 1960. Le sentiment d’une improvisation dirigée résulte d’une notation particulière à laquelle Feldman s’essaie en cette période de la survenue de l’aléatoire en musique, et à laquelle il renoncera rapidement. Le savant maintien d’une tonicité furtive dans une nuance mezzo-piano relève de la gageure, ici parfaitement assumée. Les claviers font grande impression en ce qui concerne l’extrême spontanéité du rendu.

Ainsi cette gravure est-elle l’occasion d’entendre un Feldman dont la répétition motivique n’est pas encore devenue l’un des procédés d’élection, comme on le connaîtra dans les années soixante-dix. Cette nouvelle période de son trajet de créateur est représentée dans ce disque par deux œuvres assez emblématiques de sa manière. En 1973, il compose String Quartet and Orchestra à la demande du chef Michael Tilson Thomas et du Buffalo Philharmonic Orchestra qui en seront les créateurs, le 26 janvier 1975 à Buffalo, avec le Cleveland String Quartet en soliste. La clarté de cette page d’une trentaine de minutes conforte l’écoute dans cette perception particulière du temps qu’on associe généralement au musicien. Plus tendre que la lecture récemment chroniquée dans nos colonnes [lire notre critique du CD], cette version n’accentue ni l’apparente fragmentation ni le silence, aspect figurant dès lors comme espace habité plutôt que suspension de la respiration, de sorte que la lenteur semble avancer selon un flux ininterrompu, au contraire. La lumineuse approche du Quatuor Pellegrini est enveloppée par la vastitude d’un grand effectif toujours sollicité par la douceur.

Trois ans plus tard, le chef d’orchestre rouennais Jean Fournet (1913-2008) donnait le jour à Oboe and Orchestra à la tête de l’Hilversum Radio Filharmonisch Orkest, à Rotterdam, dans le cadre du Holland Festival (2 juin 1976). Le soliste de cette première était le hautboïste néerlandais Han De Vries, fameux créateur du somptueux Concerto pour hautbois n°3 de Bruno Maderna (1973), quatre mois avant la disparition du maître vénitien. Vingt ans plus tard, c’est encore Han De Vries qui, à Francfort, honorait cette partition magistrale. Parente évidente de String Quartet and Orchestra, celle-ci distille une tension plus insistante que rehausse la sonorité si incisive de l’instrument soliste choisi en parfaite connaissance de cette qualité. Si l’aînée put paraître méditative, bien que jamais contemplative cependant, Oboe and Orchestra semble contempler, précisément, un drame intérieur qu’accusent parfois des contrastes surprenants. On écoutera toujours avec plus d’intérêt ce CD servi par une impressionnante maîtrise.

BB