Chroniques

par bertrand bolognesi

Péter Eötvös
Halleluja–Oratorium balbulum – Alle vittime senza nome

1 CD WERGO (2019)
WER 7386 2
Deux opus récents d'Eötvös disponibles sur ce CD WERGO

Le 30 juillet 2016 au Salzburger Festspiele, nous assistions à la création mondiale d’Halleluja–Oratorium balbulum de Péter Eötvös, vaste fresque pour mezzo-soprano, ténor, récitant, chœur et orchestre. Les solistes étaient Iris Vermillon et Topi Lehtipuu, le récitant Peter Simonischek, Daniel Harding dirigeant alors le Magyar Rádió Énekkara (Chœur de la Radio Hongroise) et les Wiener Philharmoniker. Au printemps de l’année suivante, le compositeur jouait lui-même son œuvre à Cologne, dans le cadre du festival Acht Brücken. De ce concert doté des mêmes solistes, mais avec Matthias Brandt en récitant et les WDR Chor (préparé par Robert Blank) et WDR Sinfonieorchester.

En convoquant Notker le bègue (ca.840-912), moine-poète de l’Abbaye de Saint-Gall, en Suisse alémanique, mais encore compositeur qui a sensiblement modifié la relation entre texte et musique dans l’ultime vocalise de l’Alléluia de la messe, Eötvös et son librettiste, le grand écrivain hongrois Péter Esterházy, interrogent les balbutiements de l’Histoire, celle de la musique comme celle de la pensée, religieuse et profane, jusqu’à la naissance d’une organisation sonore venue de l’impossibilité d’un verbe fluide. On y reconnaît l’élan énigmatique de Vogel als Prophet Op.82 de Robert Schumann, dans un magma où Monteverdi est mêlé à Bruckner, Bach, Moussorgski et bien d’autres, dont des échos grégoriens et même des louanges gospel. La notice du CD renseigne mieux encore : « il y a une imitation développée de Bartók, “comme si Bartók avait écrit un Alléluia”, indique Eötvös dans la partition ». Outre Notker, nous croisons là un ange, figure qui, pour ses vertus de médiatrice entre le Ciel et l’ici-bas, a plus d’une fois retenu l’affection du compositeur [lire notre chronique d’Angels in America]. Cet ange-là arbore une violente gueule de bois, après une soirée trop arrosée en compagnie de Nietzsche ! Voilà qui situe cet opus dans un climat non dépourvu d’humour – de fait, on surprend de temps à autres quelques réactions amusées du public rhénan.

Halleluja–Oratorium balbulum se présente comme une sorte de labyrinthe en quatre parties, couvrant cinquante minutes. Les trois premiers de ces Fragmente débutent par des questions (« Où sommes-nous ? Que fait-on ? Que veut-on ? Que pourrait-on espérer ? », etc.) qui demeurent sans réponse. Le quatrième en est dépourvu, ce qui, au fond, est une façon de répondre à toutes. La lecture gravée par WERGO – label discographique de Schott Music, l’éditeur d’Eötvös – est traversée d’un frémissement théâtral passionnant. Pour guider plus profondément son écoute, le lecteur peut s’en remettre à la brochure s’il domine l’allemand ou l’anglais, mais aussi prendre connaissance de la description que nous en avions faite juste après sa première [lire notre chronique].

« Mon travail est écrit à la mémoire des nombreuses personnes arabes et africaines qui, grimpées dans des bateaux surpeuplés dans l’espoir d’atteindre un monde plus heureux, coulèrent en pleine mer avant même d’atteindre la côte italienne. En composant cette pièce, j’ai regardé des images poignantes : non seulement les visages des individus, mais la masse incroyablement dense d’êtres entassés sur ces embarcations. Dans la musique, les images sont transformées en mélodies tendres, jouées par des instruments solistes, et en denses masses sonores jouées par tout l’orchestre. Lorsque je me suis assis devant la partition achevée, j’ai eu le sentiment que la structure rythmique et le thème dramatique de l’œuvre conviendraient à une chorégraphie ; elle pourrait devenir le premier requiem dansé de l’histoire de la musique » : ainsi Péter Eötvös présente-t-il lui-même Alle vittime senza nome sur le site des Éditions Schott [cette traduction est du chroniqueur].

Commande conjointe de l’Orchestra Sinfonica dell’Opera di Firenze, de l’Orchestra Sinfonica Nazionale della RAI (Turin), de l’Orchestra dell’Accademia Nazionale di Santa Cecilia (Rome) et de l’Orchestra Filarmonica della Scala (Milan) qui l’a créée in loco le 8 mai 2017 sous la direction de son auteur, cette page de 2016 présente trois mouvements. Le premier est ouvert par une mélopée orientalisante du violon solo dont le frémissement inquiet évolue vers une panique contagieuse gagnant bientôt le tutti. Cette agitation paraît pouvoir disparaître lorsque le saxophone s’empare de la partie violonistique liminaire. Un duo de trompettes chatoyant engage le chapitre suivant, plus long, où la scansion rythmique contraste avec des arrêts sur image quasiment contemplatifs. En conclusion, une triste ritournelle alanguie de l’alto se superpose à de doux échos percussifs. Le dernier épisode d’Alle vittime senza nome dont nos colonne évoquèrent à deux reprises [lire nos chroniques de ses exécutions française et finlandaise] dure à lui seul autant que les précédents réunis. L’inquiétude s’y fait plus insistante, jusqu’à des à-coups tragiques qu’habite une rage apparentée à la révolte, pensons-nous. Harpe et flûte y ont belle part. Le mélisme obsessif du premier mouvement se dessine à la trompette sur un motif descendant de quatre notes scintillées, répété à l’envi par les percussions. Nous apprécions ici la version d’Antonio Pappano à la tête de l’Orchestra dell’Accademia Nazionale di Santa Cecilia, captée à Rome en octobre 2017.

BB