Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Hortense Cartier-Bresson
Bach – Berg – Schönberg – Webern

1 CD Aparté (2022)
AP 272
Avec Berg, Schönberg et Webern, Hortense Cartier-Bresson joue Bach...

Tout commence par une image qui happe l’œil. Il s’agit d’un plan rapproché sur le tiers inférieur d’A 18, peint en 1927 par László Moholy-Nagy (1895-1946), plasticien né à quelques encablures de l’actuelle frontière serbe, à mi-distance de Pécs et de Szeged, que Gropius appela à enseigner à Weimar, en son Bauhaus – Gropius à qui il devrait vingt ans plus tard de diriger le New Bauhaus à Chicago. Si l’on connaît aujourd’hui Moholy-Nagy surtout en tant que photographe de génie, il est aussi l’artiste de nombre de toiles abstraites influencées par ses aînés russes – le constructivisme de Rodtchenko et le suprématisme de Malevitch. Passé la première rencontre, on découvre un programme où la musique des trois tenants de la Seconde École de Vienne, chacun représenté par un seul opus, est articulée par une toccata de Johann Sebastian Bach.

« Berg, Schönberg et Webern ont tous les trois fait référence à Bach, soit explicitement, soit par la nature même de leur écriture », précise Hortense Cartier-Bresson en préambule de la notice du nouveau CD publié sous label Aparté, notice que la pianiste française signe intégralement. Dès l’abord, son interprétation de la Toccata en mi mineur BWV 914 frappe par la profondeur et le muscle, chaque partie sonnant ici dans un climat particulier où l’artiste jamais ne se contente d’un énoncé seulement exact auquel est préférée une pensée précise. Avec la complicité d’un Bösendorfer, elle ménage une ciselure très personnelle à cette page baroque d’un jeune compositeur… tel cette jeunesse viennoise inventant la modernité à plus ou moins un siècle de notre aujourd’hui. On admire la souplesse de la fugue qui, pour courir comme il se doit, jamais ne s’égare, enfin le précipité ornemental qui la clôt, toujours si surprenant.

Et hop ! nous voici en 1909.
Arnold Schönberg a trente-cinq ans et signe les Drei Klavierstücke Op.11 qui ouvrent de nouvelles voies. L’interprète livre une lecture inspirée qui puise dans le contexte du temps, soit une certaine rondeur de la sonorité héritée de Brahms, le texte lui-même étant résolument purgé de la manière verbeuse du vieux maître allemand. La tendresse secrète du second Mäßige interroge plus encore que l’énigmatique oscillation. Un lyrisme assumé tente de s’emparer du mouvement, la pianiste mettant autant de générosité à l’engager que d’abnégation à le sertir dans une expressivité moins abondante. À l’inverse, une relative exubérance caractérise à juste titre l’approche de l’ultime pièce du cycle, Bewegte, sans toutefois heurter sa riche musicalité. Retour aux premiers temps du XVIIIe siècle, avec la pluie drue de la Toccata en fa# mineur BWV 910. Le recueillement s’en fait ensuite maître-mot, dans une hauteur de vue proprement confondante, puis la minutie dans le choix des différentes attaques mène hardiment la fugue. Une délicate saveur embrume savamment la séquence suivante, laissant la seconde fugue tinter souverainement.

Le premier opus officiel d’Alban Berg est sa Klaviersonate, écrite en 1908 par un compositeur de vingt-trois ans et publiée en 1910. Il fut souvent dit que des trois Viennois celui-ci aurait été le moins radical, sa verve invitant encore Schumann et Mahler dans ses atours. À l’écoute de la version héroïque et même fertile d’Hortense Cartier-Bresson [lire notre chronique du 20 mai 2005], voilà confirmée une opinion de longue date répandue, sans pour cela s’adonner à quelque opulence de phrasé qui en disproportionnerait l’impact. Encore romantique, la Sonate de Berg ? Pas tout-à-fait, mais Jugendstill, oui, assurément, par ses chantournes où joue la lumière, comme autant de rais à la croisée du lin d’un dispendieux Makart ou en bordure de quelque volute baroque de la Karlskirche. Aussi la survenue de la très organistique Toccata en ré mineur BWV 913 n’a-t-elle rien d’incongrue dans ce parcours. Au péremptoire de l’ouverture répond la douceur inouïe dans laquelle la pianiste amorce une fuga qui impose son irrésistible amabilité. Conclue dans la clarté, c’est l’onctuosité qui lui succède dans le dolent Adagissimo, puis l’altier contraste d’une fuga gaillarde et infiniment nuancée – merveille !

La concision extrême des Variationen Op.27 du quinquagénaire Anton von Webern (1935) ne cache pas les jeux d’inversion et rétrogradation qui les rapprochent de l’illustre Saxon, bien que la deuxième, Sehr Schnell, puisse en plus ou moins masquer le phénomène par l’intensité trompeuse des effets d’accentuation, ici très soutenue. Il sera tentant de dire que le CD se referme avec le paradoxal Ruhig. Fließend… mais non, la toile de Moholy-Nagy prolonge l’écoute. Ainsi l’auditeur se trouve-t-il invité à une active rêverie…

BB