Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Mario Caroli et Keiko Nakayama
Mendelssohn – Reinecke – Taffanel – Widor

1 CD Stradivarius (2012)
STR 33935
récital Mario Caroli et Keiko Nakayama

Si l’on connaît surtout Mario Caroli pour sa grande présence d’interprète auprès des créateurs d’aujourd’hui (qu’il s’agisse de Kaija Saariaho ou de Salvatore Sciarrino, pour ne citer que ces deux-là), n’oublions pas ce qu’il nous disait lui-même il y a quelques années, à l’occasion d’une interview ô combien passionnante [lire notre dossier de février 2006] : à savoir que la pratique exigeante du répertoire contemporain peut aussi se faire l’instrument d’approche exacte de la musique du passé et que jouer l’une ne devrait pas se comprendre à l’exclusion de l’autre, compte tenu d’une conscience à cultiver une certaine continuité dans son histoire. Invitation au cœur de la méditation romantique, cet album s’intitule Undine : comprendre à la fois Ondine, le conte (paru en 1811) de l’Huguenot berlinois poète et militaire Friedrich de La Motte-Fouqué, qui féconda de nombreux compositeurs (d’Hoffmann à Henze), et Undine, justement, la sonate qui s’en inspire de l’Hambourgeois Reinecke et qui « m’accompagne depuis le temps du Conservatoire », précise l’artiste dans sa notice.

Selon Mario Caroli, la période romantique, bien que « parler de romantisme est un sujet complexe » (source citée plus haut), porte, pour un flûtiste, quatre aspects qu’il a souhaité aborder dans ce disque : l’art de la paraphrase d’opéra, celui de la transcription pour cet instrument d’œuvres d’abord dédiées à d’autres en leur temps, enfin l’existence de pièces originellement écrites pour la flûte, alors en pleine évolution technique, mais plus tardives (l’opus 167 de Reinecke conçu en 1882 et l’opus 34 de Widor de 1898).

On ne verra rien d’étonnant à ce qu’un organiste virtuose ayant fréquenté la riche opulence des grands Cavaillé-Coll ait, à travers sa vaste production symphonique, affirmé une habile connaissance des timbres que l’on retrouve dans sa production chambriste. Si la forme de la Suite pour flûte et piano de Charles-Marie Widor est clairement classique, les saveurs en sont déjà de l’aube du XXe siècle. Ainsi du Moderato, fermement introduit par un très bref appel du clavier, qui présente une tendre mélopée au lyrisme généreux. Outre la saine longueur de souffle qui livre ici le mouvement avec une sorte de réserve d’expressivité qu’on jurerait inépuisable, c’est encore la perfection des « vocalises » qui charme l’écoute. Plus épicé, le Scherzo fait bondir la pianiste qui en dose idéalement les caractères et le flûtiste qui virevolte adroitement dans une mélodie en arabesques. La Romance s’inscrit dans une couleur un rien salonnarde qui s’épanche exquisément, évitant toute emphase superfétatoire à la faveur d’une respiration presque « opératique ». Au gré du plaisir complice à en accomplir la pattée, le Finale danse dans une joie contrastée qui cumule des volutes qu’on pourra dire Art nouveau.

Et à parler opéra, qui plus est romantique, plongeons dans la Grande Fantaisie sur les thèmes de « Mignon » d’Ambroise Thomas imaginée par le flûtiste Paul Taffanel ! Ce musicien aimait à arranger pour son médium les pages du répertoire de théâtre, comme le rappellent ses versions des préludes d’Ascanio et du Déluge de Saint-Saëns ou sa Valse lente du ballet Sylvia de Delibes. Du Bildungsroman de Goethe (Wilhelm Meisters Lehrjahre, 1796) le Lorrain Ambroise Thomas tirait Mignon, créé à la salle Favart en 1866 ; et de Taffanel d’en paraphraser les mignardises ! En psylles inspirés, Keiko Nakayama et Mario Caroli s’en régalent aimablement, loin de la crânerie qu’on en pourrait craindre.

C’est dans sa propre transcription que le flûtiste italien donne la tendre Sonate pour violon et piano Op.4 d’un prodige de quelques douze ans nommé Felix Mendelssohn. Après le phrasé raffiné de l’Adagio, il influe une pureté étonnante à la suite du mouvement (Allegro moderato) à laquelle répond la ciselure précise d’un piano fort soigné. Dans une lumière toute beethovénienne s’inscrit le mouvement médian, finement porté, tandis qu’à l’Allegro conclusif une véhémence contenue vient couronner l’interprétation.

« Undine », enfin, Sonate en mi mineur Op.167 de Carl Reinecke aux figuralismes encore romantiques et déjà symbolistes, avec laquelle Mario Caroli a grandi, disions-nous, et qui, dès l’Allegro, transporte l’écoute quelque part entre Brahms et Fauré. Ce premier mouvement prend ici des allures de Lied en ballade. Au frémissant Intermezzo, d’un lyrisme confondant en son bref Più lento central, succède la sereine élégie de l’Andante tranquillo, fiévreusement contrariée par un îlot Molto vivace avant un retour en souvenir affectueux. Mais le conte a ses tourments et l’amoureux son martyr où se mirent les âmes, on le sait : ainsi le Finale bataille-t-il dans l’ouragan appassionato jusqu’au gouffre moelleusement transcendé que traduisent magistralement Keiko Nakayama et Mario Caroli, en poètes.

BB