Chroniques

par michel slama

récital Véronique Gens
Bizet – Bruneau – David – Février – Franck – etc.

1 CD Alpha (2017)
279
Véronique Gens chante des airs d'opéra romantique français oubliés

La musique française du XIXe siècle s’enrichit d’un opus de choix avec la parution d’un nouvel album interprété par Véronique Gens. Elle est accompagnée par Hervé Niquet, ami et complice qui, comme elle, a débuté aux Arts Florissants, il y a une trentaine d’années. L’incontournable Alexandre Dratwicki, directeur scientifique du Palazzetto Bru Zane (PBZ), a concocté une anthologie d’airs d’opéra et de cantates (religieuses et du Prix de Rome) puisés dans le patrimoine de la seconde partie du siècle romantique et qui conviennent particulièrement au timbre et à la voix de la cantatrice. Sous le titre Visions l’album réunit tous ces extraits.

Conscientes ou inconscientes de leurs visions, ces héroïnes sont hors du commun. Leurs émotions sont empreintes d’un curieux mélange de mysticisme érotique (Les Guelfes de Godard), de renoncement total (La magicienne d’Halévy), de dévotion pieuse (Les Béatitudes et Rédemption de Franck) ou d’extase et de contemplation sacrificielles (La Vierge de Massenet). La religion est bien, à cette époque, le palliatif de l’amour charnel qui possède les humains… Les différents airs, très attachants et de belle facture, sont habilement organisés, progressant de plage en plage du plus héroïque au plus apaisé.

L’autre lien original est un vibrant hommage à Cornélie Falcon (1814-1897), soprano mythique qui perdit sa voix de façon mystérieuse à vingt-trois ans. Elle donna cependant son nom à un type de registre central capable d’aigus et de graves faciles et naturels, ce qui correspond aux moyens de Véronique Gens. Cette dernière nous convie donc à un récital d’œuvres quasiment oubliées et de compositeurs qui le sont presqu’autant. Vous connaissez peut-être Alfred Bruneau, Benjamin Godard et Félicien David dont le PBZ a contribué à la redécouverte. Mais si les noms de Louis Niedermeyer ou d’Henry Février vous sont inconnus, c’est l’occasion rêvée d’aborder leur musique, aux côtés d’œuvres tout aussi peu fréquentées de Camille Saint Saëns (Étienne Marcel, 1897), Jules Massenet (La Vierge, 1880), Fromental Halévy (La magicienne, 1858), Georges Bizet (Clovis et Clotilde, 1857) et César Franck (Les Béatitudes, 1869/79 ; Rédemption, 1874).

Écoutez la tragédienne qui ne ménage pas son cri d’effroi pour ouvrir l’air de Léonor dans Stradella de Niedermeyer (1837), Ah quel songe affreux. Le ton était déjà donné avec l’air dramatique de Geneviève de Bruneau (1881), Seigneur, est-ce bien moi que vous avez choisie. Cette cousine de Jeanne d’Arc chante une romance pleine de charme et de naïveté, très proche du style de Massenet, après une introduction dramatique et guerrière aux accents dignes de Verdi. L’orchestration fait la place belle aux phrases longues et imposantes, comme l’aime la musique française de l’époque.

L’osmose est parfaite entre chef et soprano. À la tête d’un Münchner Rundfunkorchester en état de grâce, idéalement acclimaté à notre musique, Hervé Niquet épouse toutes les nuances que la chanteuse imagine et cisèle avec intelligence et art. Les mélodies souvent belcantistes sont très faciles à mémoriser. On se demande comment l’on put oublier de tels tubes si délicieusement ornementés dans le goût français, qui n’ont rien à envier aux romantiques italiens. L’extatique accompagnement du violoncelle dans l’élégiaque Dit-elle vrai extrait de Gismonda d’Henry Février (1919) en est l’un des témoins. Bien sûr, certains esprits grincheux évoqueront l’usure d’une voix qui s’est pourtant encore bonifiée avec le temps, même si elle présente aujourd’hui quelques duretés dans les tenues aux registres extrêmes. Mais, par le soin apporté à nous rendre chaque détail de ces partitions oubliées, quel plaisir de comprendre l’intégralité de ce texte suranné ! Un très beau disque qui fera date, à consommer sans modération.

MS