Chroniques

par vincent guillemin

Richard Strauss
Elektra | Électre

1 coffret 2 CD Orfeo (2014)
C 886 1421

En octobre 1960, Karl Böhm enregistrait à Dresde une version de référence d’Elektra de Richard Strauss (avec Inge Borkh dans le rôle-titre), puis une seconde en vidéo, peu avant sa mort en 1981 (mise en scène de Götz Friedrich et seule prestation de Leonie Rysanek en Elektra). Il existait également au moins deux autre live disponibles : 1955 (avec Christel Götzl) et 1977 (avec Ursula Schröder-Feinen, où Leonie Rysanek est Chrysothemis). Pourtant, la sortie chez Orfeo de cette captation du 16 décembre 1965 nous entraîne encore plus loin.

Nettement moins bonne que celle du studio, la prise de son privilégie les voix, limitant la puissance et le rendu qualitatif de l’orchestre tout en faisant entendre le principal : un assemblage extraordinairement agencé de tous les pupitres, dans une interprétation que la brochure de ce coffret qualifie à la fois de « tendue et chambriste ». L’accord d’ouverture dénote avec la brutalité de la version Dresde, mais le ton est donné : la tension latente et l’extrême noirceur qui s’en dégagent ne seront relâchées qu’après la dernière note. La définition marquée des pupitres de l’Orchester der Wiener Staatsoper autorise de nombreuses découvertes, principalement aux cordes dont chaque phrase respire le son viennois, si particulier. La gestion mesurée de l’intensité n’ôte aucun soutien à l’action, laissant toute liberté et violence au drame, dans le pur respect des idées définies par Hofmannsthal et Strauss lors de leurs échanges en amont de la création de l’œuvre. L’extrême concentration à la fin du duo Elektra-Chrysothemis, puis l’atmosphère maintenue malgré le calme pendant la scène suivante entre mère et fille, la ductilité du solo, le lyrisme qui annonce Rosenkavalier, la gravité du meurtre de la mère – toujours cette Elektra est magnifiée et renouvelée par la vision aride et novatrice de Böhm.

Cette direction suffirait à justifier la découverte de l’objet, mais sa réussite serait incomplète sans un casting de rêve. Déjà héroïne au studio pour Solti, Birgit Nilsson tient le rôle principal, accompagnée par Leonie Rysanek (encore) et Regina Resnik (Klytemnestra, qu’elle chanta également avec le chef hongrois). Le reste de la distribution est tout aussi idéal : Wolfgang Windgassen (Aegisth) et Eberhard Wächter (Orest), mais encore, dans des rôles secondaires, Gerhard Unger et Gundula Janowitz – à l’époque, elle chantait presque tous les soirs dans la troupe viennoise et tient ici le rôle de la Quatrième servante…

Malgré la réputation qu’on lui fit d’abuser parfois du vibrato, Nilsson dépasse presque toutes les autres Elektra discographiques, tant par la dimension et l’amplitude vocales que par la crédibilité de ton, idéal dans ce rôle. Rysanek a suffisamment prouvé qu’elle incarnait Chrysothemis pour qu’on ne s’attardât pas sur sa prestation, une nouvelle fois exemplaire. Quant à Resnik, on ne sait quoi louer d’abord, du timbre idéal, de la couleur ou de cette diction si agressive qui fait ressortir la monstruosité du personnage. Aegist semble un rôle inchantable, même pour Windgassen dont on sait les capacités techniques : la voix commence tendue à l’aigu et ne s’ouvre qu’au moment où on l’assassine, quatre minutes plus tard. Quant à Wächter, il chante Orest avec une tenue et une diction exemplaires.

Nous restions récemment circonspects face à l’approche claire et analytique d’Esa-Pekka Salonen [lire notre critique du DVD et notre chronique du 22 juillet 2013] et à celle, plus classique mais trop extérieure, de Christian Thielemann [lire notre critique du CD]. Tout en démontrant qu’en matière d’Elektra bien des découvertes sont encore possibles, cette version-ci s’inscrit parmi celles qu’il faut absolument connaître. Quelques mois seulement après la réédition d’un Lohengrin de légende, pris sur le vif le 16 mai 1965 (avec Claire Watson et Jess Thomas, édité par le même label), à la suite des Freischütz, Macbeth et Fidelio également issus de la Wiener Staatsoper, nous entendons une fois encore avec quel génie Karl Böhm put enrichir une œuvre de sa propre vision.

VG