Chroniques

par bertrand bolognesi

Richard Wagner
Parsifal | Perceval

1 coffret 4 CD Andromeda (2009)
ANDRCD 9060
Richard Wagner | Parsifal

Deux ans après la réouverture du Bayreuther Festspiele dont la direction s’était fortement compromise dans les années brunes, comme l’on sait, le Viennois et illustre straussien Clemens Krauss succédait à la mauvaise grâce d’un Knappertsbusch alors sacro-saint qui rejetait en bloc la mise en scène de Parsifal par Wieland Wagner. Cet héritage imprévu ne durerait qu’un été, puisque Krauss s’éteignit à Mexico au printemps suivant, de sorte que ce fut à l’ainé (de cinq ans ; presque la même génération de chefs, au fond) de succéder au cadet, pour ne pas dire d’en hériter, et ce pour dix ans (1954-64).

La réimpression du live du Parsifal bayreuthien de 1953 est l’occasion de mesurer l’incroyable bouffée d’air que Clemens Krauss souffla sur les enlisements pontifiants des deux étés précédents. Sur scène, les grands gosiers wagnériens gardaient leur rôle, à commencer par Martha Mödl (dont les Parisiens découvriraient la Kundry l’année suivante), mais à l’exception de Wolfgang Windgassen qui le cédait à l’incroyable Ramón Vinay.

Vous l’aurez compris : bien qu’il s’agisse d’une captation assez précaire, qu’on y perçoive le mouvement de plateau, bref que la qualité du rendu sonore n’en soit guère flatteuse, et par-delà même le fait que l’Orchester der Bayreuther Festspiele n’accuse pas, en ces temps, la perfection qu’on lui connut plus tard (tristes cuivres, avouons), cet enregistrement est une merveille de laquelle le mélomane ne saurait se priver. Dès le premier Vorspiel on est happé par la fluidité diaphane du geste, le fondu précieux des bois, l’optimisme lumineux de la direction, proche de l’enthousiasme. La conception de Krauss s’impose d’emblée comme humaine et, si on l’ose, divinement humaine, dans la densité presque palpable de la foi comme dans l’impérative concentration du Graal auxquelles répond un châtiment tout de tendresse. Certains moments s’élèvent loin de toute pulsation, favorisant d’autant plus les contrastes (galop de l’arrivée de Kundry, par exemple, sauvagerie malfaisante du deuxième Vorspiel, etc.). Expressive en soi, la fosse avance en secrète intelligence avec le plateau ; ainsi saigne-t-elle presque atrocement avec la rebelle réprouvée qui jamais plus ne saura verser des larmes, faisant sienne ensuite la véhémence de Vinay qui la contamine d’un grand élan nouveau, et ainsi de suite. Cet engagement admirable, frémissant de lyrisme épique et de recueillement digne, ne fléchit pas un instant, dans le mal absolu transmis au deuxième acte, la sinuosité violonistique de l’impossible baiser, le profond désarroi du dernier Prélude, jusqu’à l’espoir final qui n’a pas besoin de trop grande cérémonie pour atteindre la paix la plus sûre.

Qui peut aujourd’hui se targuer d’avoir connu pareil distribution ? Certes, l’aura d’un disque sait masquer l’aujourd’hui… mais tout de même ! En pleine possession de ses moyens, Hermann Uhde, formidable Holländer trop tôt disparu, campe un Klingsor persifleur et grande-gueule, idéalement méphitique, et puissant comme un Fafner moqueur. L’inflexion très profonde de Josef Greindl, doté d’une présence timbrique renversante, avantage un Titurel malgré tout trop souvent à côté de la note – on ne retrouve pas ici son sublime Hagen. Un autre Viennois est de la fête, Ludwig Weber, Gurnemanz écrasant, volontiers théâtral, passionnément vocal, avec un je-ne-sais-quoi d’outré, même, qui répond parfaitement à la démesure de Kundry. Le timbre inimitable, l’invraisemblable longueur de la voix, le cuivre fascinant et l’aigu naturellement amené, enfin l’immense espace résonnant : George London livre un Amfortas qui laisse pantois.

Outre de témoigner de ces grands wagnériens, cette parution Andromeda donne à entendre un couple flamboyant : Martha Mödl et Ramón Vinay. Ils ont tous deux quarante ans, une maîtrise médusante de leur art et, surtout, un investissement à 300%. Expressionniste plutôt qu’expressive, la fameuse Bavaroise impose d’un grave saoul un personnage déjanté jusqu’à l’épuisement. À la disposition d’une incarnation de rêve : un legato inépuisable, une endurance dramatique qui lui obéit parfaitement, une richesse de couleur inégalée, une audace qui dépasse largement le chant lui-même. Après une entrée discrète, voire timide, le ténor chilien libère d’impressionnants moyens qu’avec autant de sensibilité que de vaillance il met au service du texte, par-delà le rôle lui-même. Il est un Parsifal ardent, flamboyant, précis et onctueux, fondamentalement généreux ; sa caractérisation du héros réside dans cette façon de le chanter et cette lumière livrée si pure. Les derniers moments révèlent un Parsifal d’une grâce indicible dont la nuance est pensée dans l’ordre idéal recouvré.

BB