Chroniques

par anne bluet

Steve Reich
The desert music

1 CD Ornorm (2003)
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Steve Reich | The desert music

Le minimalisme américain trouva deux procédés d'expression : la nudité et le silence de l'écriture de Morton Feldman, et la musique répétitive de Terry Riley, Phil Glass, et bien sûr Steve Reich. Dans ces deux applications, les préoccupations de la musique occidentale traditionnelle étaient laissées pour compte, qu'il s'agisse du principe de développement thématique, de la construction harmonique, de la nécessité de moduler, ou encore de la construction d'un mouvement harmonique. John Cage situait volontiers la liberté de la musique de ses compatriotes dans l'inexistence de cette peur qu'il estimait typiquement européenne d'ennuyer l'auditeur, et l'on pourra d'ailleurs considérer qu'avec Ryoanji (1983), il faisait se rejoindre la nudité et la répétition dans une même euphorie. On connaît l'importance de la transe dans cette musique, que ce soit dans les longs récits d'orgue de Riley ou les improbables ragas électroniques de La Monte Young. Totalement détachés de l'idée de guider le mélomane dans la linéarité d'un argument, de nombreux compositeurs américains pensèrent comprendre et appliquer, peut-être même recréer une musique capable d'amener peu à peu une méditation ou des états modifiés de conscience. Si La Monte Young a su se séparer de la notion de pulsation, utilisant pour son travail de vastes combinaisons entremêlées dont les périodes sont savamment dissimulées, Reich au contraire a sur-affirmé le rythme, jouant avec le déplacement d'une cellule obsessionnelle, ou sa condensation, son développement, jamais sa dislocation. Tous les représentants de ce mouvement esthétique formèrent des cycles, et de tous, c'est indéniablement Reich qui intriqua le plus les rythmes, se gardant de retours faussement naïfs à une harmonie romantique déguisée qui se prétendit exempte de passé. De ce fait, il échappe à l'utopie orientaliste et accepte d'être plus proche de Bach que de Ravi Shankar.

Alors que Cage termine Ryoanji évoqué plus haut, Steve Reich écrit The Desert Music pour chœur et orchestre, à partir de textes de William Carlos Williams, pour le centenaire du poète (le musicien le lit avec passion depuis ses seize ans). C'est la première fois que le compositeur convoque un véritable orchestre, et non un ensemble chambriste, et qu'il confronte quelques quatre-vingt dix musiciens à des voix, qui plus est live (jusqu'alors, son traitement vocal se faisait de préférence sous la forme de boucles sur bande magnétique).

On a pu considérer cette œuvre comme une concession au passé, puisque l'auteur composait sur des textes dits au concert, se retrouvant dans une situation héritière d'une longue tradition qui n'avait rien de commun avec lui. Il n'en est rien : simplement Reich met à l'épreuve ses propres réticences pour mieux affirmer son credo. Créée le 17 mars 1984 à la Radio de Köln, elle fera l'objet d'une révision de chambre qui sera donnée pour la première fois en France aux rencontres Internationales de Musique Contemporaine de Metz, le 22 novembre 1986, par les BBC Singers et l'Ensemble Intercontemporain sous la direction de Péter Eötvös, quelques jours avant le première parisienne dans le cadre du Festival d'Automne. Le festival Archipel de Genève accueillait le 21 mars 2001 l'Ensemble-Orchestre de Basse-Normandie, l'Orchestre de Caen, les Percussions-Claviers de Lyon et l'Ensemble Vocal Séquence pour un concert placé sous la direction deDominique Debart : c'est la prise live de cette soirée que nous pouvons entendre sur le présent disque.

Les marimbas ouvrent le premier mouvement, imposant une pulsation régulière sur laquelle s'édifie un choral sans paroles, suivi d'un canon qui rappelle le dernier mouvement du Concerto Brandebourgeois n°6 sur lequel Reich travailla beaucoup lors de ses études musicales. Lorsque le rythme est installé, le texte de Williams intervient, suivant un schème rythmique proche de celui de Clapping Music. Dans le deuxième mouvement, plus souple, les maracas jouent le rôle confié précédemment aux marimbas. Pour finir, il réexpose le choral, à ceci près qu'il le saccade et le syncope. Les textes du troisième mouvement posent deux questions : quelle est l'importance de la répétition en musique ? Quel est l'avenir de l'humanité ?

Reich complexifie sa facture harmonique tout en structurant solidement la dynamique de ce passage, et l'achève en recourant à la citation mi-figue mi-raisin d'un hurlement de sirène de police, imité par les altos. Le quatrième mouvement est une redite abrégée avec d'infimes variantes du premier, et enfin le dernier retrouve l'énergie du premier pour se terminer sur le choral original jusqu'à la quasi scansion.

Les interprètes de ce concert, de ce disque, défendent The Desert Music avec autant de précision que d'enthousiasme et d'engagement. La fiabilité des percussions y est exemplaire. Et après écoute comparative, l'on préférera avantageusement cette version à celle parue chez Nonesuch sous la direction de Michael Tilson Thomas en 1985, moins vibrante, moins équilibrée, et plus lente. Bref, une belle réussite.

AB